L’espace: une obscure clarté

18.12.2017
Albrecht Dürer (1471-1528) - Melencolia (gravure, 1514)

Albrecht Dürer (1471-1528) - Melencolia (gravure, 1514)

L’espace : une obscure clarté, par Annie Mollard-Desfour

L’Univers, l’espace est un lieu de paradoxes, d’obscurité et de lumière, l’écho métaphorique d’un combat entre le noir et le blanc, les ténèbres et l’éclat. Ciel noir, nuit noire, trou noir, matière noire, soleil noir… Voie lactée, lune d’argent, « albe flambeau lunaire »… Physiciens et poètes tentent de décrire et de percer les mystères du cosmos, monde d’antithèse, d’oxymore. Corneille, dans Le Cid (1682) évoquait déjà « cette obscure clarté qui tombe des étoiles », et, plus près de nous, Derek Jarman, dans Chroma. Un livre de couleurs (1994) affirmait : « Au-delà des galaxies, s’étend cette obscurité primordiale, d’où brillent les étoiles »… 

Le noir premier c’est celui de la nuit… Nuit que Rimbaud définissait comme un « noir pirate, aux cieux d’or débarquant ». Le ciel nocturne apparaît sombre entre les étoiles qui scintillent. «Pourquoi le ciel nocturne est-il sombre?». C’est la question que se posait, en 1823, Olbers. Et c’est, de manière surprenante, le poète Edgar Allan Poe qui, reprenant l’argument d’Olbers, s’appuyant sur l’idée que la vitesse de la lumière était finie et que les étoiles n’étaient pas immortelles, expliqua ce paradoxe dans le long poème en prose Eurêka. Essai sur l’univers matériel et spirituel (1848) :  « La seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d’innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu’aucun rayon n’ait jamais pu parvenir jusqu’à nous« . Le noir que nous observons sur le fond cosmique est rempli d’étoiles dont la lumière n’a pas atteint la Terre. La nuit, le ciel n’est pas noir, il est très lumineux, mais pas pour nos yeux. Nous ne voyons pas la lumière de la nuit… C’est la limitation de notre regard qui assombrit la nuit. Nos yeux la noircissent, lui ôtent son éclat. Mais les physiciens, avec leurs instruments redonnent au firmament sa lumière étoilée.

Avec les trous noirs, le noir prend une terrible gravité. L’adjectif noir ne se contente plus de s’opposer à la lumière, il la dévore : les trous noirs, ces masses stellaires dont la concentration de la matière est si intense, la densité et la force d’attraction si élevée, absorberaient même la lumière, d’où leur nom. Elles courbent l’espace-temps en un point singulier, un puits sans fond d’où rien n’émergera. Irrésistible abstraction obscure et symbole d’anéantissement. Les trous noirs résultent de la mort des plus massives étoiles. Ils sont la capture irréversible de la lumière qu’on croyait insaisissable, libre et immortelle.

Mais d’après certains astrophysiciens, la matière avalée par les trous noirs jaillirait, serait « recrachée » ailleurs dans l’univers, dans l’espace-temps, en  trous blancs, poétiquement baptisés, fontaines blanches. Antithèses et envers des trous noirs, elles pourraient être les fameux quasars, ces grumeaux d’étoiles extrêmement brillants, à des milliards d’années-lumière.

Le noir de l’espace et de l’obscurité de la nuit renvoie aux peurs du noir de l’inconnu, du vide, du néant, de la mort, et aux émotions intimes, profondes provoquées dans la tache de Rorschach.  « Ainsi, une seule tache noire, intimement complexe, dès qu’elle est révélée dans ses profondeurs, suffit à nous mettre en situation de ténèbres » (Bachelard, La terre et les Rêveries du repos, 1948). La noirceur est l’aboutissement fatal. « Elle est un espace-temps du gouffre-chute. Plus loin, dans une chute accomplie, le poète trouvera le noir. » (Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination des forces, 1948).

 Noir de la poésie ! « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé […] / Ma seule étoile est morte et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la mélancolie »…  (Gérard de Nerval, « El Desdichado », Chimères, 1854). C’est au plus profond de la mélancolie – qui porte en elle la noirceur : melaina chole ou atra bilis, « bile noire ») – que le poète trempe sa plume et prend pour emblème le soleil noir, inspiré de la gravure de Dürer, Melencholia I (1514), où le soleil verse le sombre éclat de ses rayons obscurs. Hugo, dans Les Contemplations (1856) et le  poème « Ce que dit la bouche d’ombre », évoque un « affreux soleil noir d’où rayonne la nuit » : «L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres  ; / Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur ; / Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur, /  […]  Et l’on voit tout au fond quand l’œil ose y descendre / Au delà de la vie et du souffle et du bruit / Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit ».

 Infinité de l’Univers dont nous ne percevons qu’une infime partie… Explorations scientifiques et méditations métaphysiques, poétiques de ce lieu du mystère et d’invisibilité, de l’immensité obscure de l’espace, et de la nuit étoilée.

« Le noir est illimité, l’imagination galope dans l’obscurité. Des rêves palpables courent à travers la nuit ». (Derek Jarman, Chroma. Un livre de couleurs, 1994).

 

Annie Mollard-Desfour, linguiste, sémiologue au CNRS, auteur d’une série de dictionnaires des mots et expressions de couleurs, notamment Le Noir, 2005, 2010, préface de Pierre Soulages, Le Blanc, 2008, préface de Jean-Louis Etienne, parus à CNRS Editions.