Les luddites

19.02.2018
Luddisme (illustration)

Luddisme (illustration)

Au fil de memento… l’illustration de Rose Delight emprunte à la toile de Jouy : s’invite le thème des « indiennes », cotonnades aux prémices de la mécanisation de l’industrie textile. Or la machine à tisser détricotait un monde de savoirs et tramait son bris : voici venu les luddites!

Le Luddisme désigne une révolte ouvrière dans l’industrie textile anglaise du nord, principalement entre 1811 et 1813. Ce terme la résume expéditivement à son action d’éclat, la casse des métiers mécaniques par les ouvriers, les mettant hors d’état de nuire à… leur travail. L’image a l’avantage idéologique de présenter ces séditieux en frustes illettrés démunis devant le vent moderne de l’Histoire, brisant au courroux leur outil de travail par impuissance. Le Luddisme fut tout le contraire.
Les détériorations luddites, initiées par les tricoteurs sur métiers du Nottinghamshire, advinrent dans les districts de la bonneterie des Midlands, de la laine du Yorkshire et du coton au sud du Lancashire et nord-est du Cheshire. Ces actions bénéficièrent de sympathie voire de soutiens  parmi la population, et jusqu’à certains aristocrates. Le pays fut traversé d’une secousse insurrectionnelle, la répression atroce. K. Sale écrit que le déploiement de soldat dans les zones de trouble dépassait en nombre les soldats mobilisés contre Napoléon au Portugal quatre ans plus tôt. Mais l’ampleur des moyens punitifs – armée, police spéciale, espions, milices, expéditions punitives, jugements sommaires pour la potence et sanctions démesurées au moindre soupçon d’intelligence – ne fit pas l’économie d’un support législatif, par le « Watch and ward act » contraignant la population masculine à la délation et à la surveillance, puis, aux grands maux les grands moyens, par la promulgation d’une loi punissant de mort le bris de machine, en 1812.

Le Luddisme a une dimension autrement plus haute et civilisée que le bris de machines qui n’en était que le fait ultime, sorte de pourvoi en cassage après maints avertissements. Car ce luddisme fut la révolte d’un groupe structuré, concerté et secret, aux expéditions méthodiquement préparées, mais ce fut aussi dans une grande mesure une révolte manifestée dans l’écrit avant l’exécution de ses délits.
Les lettres luddites prévinrent les assauts : menaces aux manufacturiers, magistrats, notables, au gouvernement aussi, proclamations affichées sur la voie publique, envoyées à la presse, parfois publiées, dans une prose populaire inventive à plusieurs registres de langage, et toutes signées d’un seul homme, Ludd, aux multiples titres, tantôt général ou « captain », et même parfois « King Ludd ». Ce nom avait été celui d’un apprenti ayant cassé sa machine à tisser quelques décennies plus tôt, et dont les révoltés se firent les héritiers en le mythifiant.
Les troupes luddites fonctionnèrent comme une société secrète : serments d’intronisation, rituels d’appartenance et signes peints sur le corps. Le dessein n’était pas tant hiérarchique que d’assurer un anonymat collectif total, sans trahisons ni bavures. Lors des attaques d’usines, la nuit, le visage des luddites était noirci au charbon, paré d’un foulard. Des hommes s’y travestissaient fréquemment en femmes pour falsifier leur identité. Une telle armée de justiciers était destinée à la légende.
Les écrits luddites exposent leurs motivations : de meilleurs salaires après des années de crise, mais surtout le refus du “travail bâclé”, les métiers mécaniques générant une qualité moindre que celle par leurs hautes compétences, “l’atteinte à l’honneur du métier” par ces nouvelles techniques de travail dont les fins n’étaient pas seulement d’augmenter la productivité, mais aussi de régenter des ouvriers indociles.

Des troubles sporadiques de résistance face à la mécanisation eurent lieu pendant plus de cinquante ans, en France, en Espagne, en Silésie, en Autriche, en Allemagne et en Belgique, et tous étaient liés sans être en connivence, mais ils ne furent nulle part si flamboyants ni si dangereux que ceux que les luddites provoquèrent. Leur ardeur croissant avec leurs succès, leurs menaces enflèrent : “nous viendrons à bout de tous les oppresseurs et continuerons le combat jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul tyran à conquérir.” Emeutes de la faim, pillages et collectes d’armes prirent de l’ampleur et dépassèrent le noyau luddite, fédérant toutes les frustrations d’une nation en guerre depuis des années et dont les structures sociales traditionnelles étaient mises à bas partout là où l’industrie nouvelle et mécanisée croissait avec brutalité et rapidité.

Probablement évalue-t-on difficilement de nos jours la violence de la révolution industrielle, portant atteinte à l’organisation du travail, à la hiérarchie instituée des compétences techniques, aux organisations communautaires, aux liens entre ville et campagne, et même au sens de l’existence et du travail. L’instrument de cette révolution fut la machine. Celle-là même que quelques décennies plus tard, changeant de stratégie, Karl Marx considérera dans son potentiel de réappropriation de ses forces de travail par l’ouvrier physiquement exploité : « Songez que la machine doit vous être sacrée, de pareilles violences compromettent votre cause et celle des travailleurs » a-t-il écrit.

En brisant les métiers à tisser par la revendication du travail noble et bien fait, les luddites défendaient leur emploi, leurs compétences, leur statut, mais ils s’en prenaient aussi au contrôle que la mécanisation du travail engendrait sur leurs gestes, sur leurs corps, sur leurs rythmes, sur leurs liens entre eux, les divisant en divisant leur travail, sur tout ce qui les constituait en corps collectif. Ce contrôle s’étendrait bientôt aux matières premières, aux quantités, à la qualité, disciplinant la vie à ses fins.

Constatant deux siècles après combien les machines contrôlent et disciplinent nos existences, pour le pire et le meilleur, il semble que l’intuition luddite dépassait leurs intentions immédiates. Il s’agissait d’une intuition sans obsolescence programmée.