Les indiennes

05.02.2018
Indienne, Musée du textile de Wesserling, Alsace (source Wikipédia)

Indienne, Musée du textile de Wesserling, Alsace (source Wikipédia)

Les illustrations de Rose Delight  par Leslie David, empruntant à la toile de Jouy et donnant dans un orientalisme revisité, donnent à memento une direction qui affole la boussole : celle des toiles indiennes, un temps d’Indes, puis de Marseille, d’Alsace, de Suisse…

Les indiennes désignent des étoffes de cotons, souvent fines et légères aux imprimés de couleurs vives et gaies. Ces cotonnades furent importées en France depuis les Indes au XVIe siècle, plus d’un siècle avant que la France y fondât ses comptoirs commerciaux. Contrastant avec les tissus présents sur le territoire, en laine, lin et soie pour les plus raffinés, leurs motifs et coloris, leur souplesse, leur facilité de lavage aussi, suscitèrent un engouement parmi les nouvelles classes commerçantes en essor.

C’est la communauté arménienne de Marseille qui, riche de ses liens avec les mers indiennes, importa la première ces tissus, avant d’entreprendre de les reproduire, initiant ainsi un nouvel artisanat local. Bientôt des indiennes furent copiées, et particulièrement par les artisans de confession protestante, à la fois entrepreneurs et négociants. Les conflits religieux les chassant du pays, la production d’indiennes prit son essor en Alsace, non française alors, ainsi qu’en Suisse. Des villes se spécialisèrent en teintes d’indiennes, par exemple Bâle pour l’indigo des Antilles ou Haguenau pour la garance (plante dont le pigment rouge de ses racines, l’alizarine, était employé pour la teinture). .

Les motifs, d’abord  faits à la main, firent peu à peu l’objet de procédés mécaniques d’impression sur textile. Mais c’est le processus général de fabrication d’indiennes, aux étapes agencées et aux multiples lavages de toiles, qui amorça un processus proto-industriel de segmentation des tâches, d’innovations techniques et d’investissements de capitaux. Cette production qui essaima en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles est considérée comme le préambule de la grande révolution industrielle britannique du textile qui prit son essor dans la région de Manchester vers la fin du XVIIIe. Mais avant Manchester, la capitale européenne du coton était Mulhouse, en Alsace.

Les indiennes amorcèrent aussi une consommation. Et elles connurent un tel succès, immédiat et croissant, que leur concurrence fut naturellement préjudiciable aux industries textiles traditionnelles, et d’abord les soieries lyonnaises et les drapiers de Normandie, et avivèrent de surcroît une guerre commerciale dès la moitié du XVIIe siècle. La France et l’Angleterre s’interdirent respectivement leurs importations de textiles. La France créa la Compagnie des Indes orientales dont l’une des missions serait le contrôle de l’importation des textiles indiens, qui perdurait malgré ses imitations locales.
En 1686, Louvois, ministre de Louis XIV, prohiba l’importation d’indiennes et leur fabrication, ou toute fabrication de toiles les imitant, et ce jusqu’en 1759 ! Or rien n’y fit, la vogue des indiennes n’en fut que plus grande, et quoique des dames en portant en fussent parfois dévêtues en place publique. La contrebande, les centres de production en lisière de la frontière, les statuts commerciaux des zones franches, tout fut au profit des indiennes, courues et arborées au fil d’une mode séculaire qui ne passait pas, attisée même par son interdiction. Les étoffes de coton imprimées ou peintes aux couleurs vives symbolisèrent même parfois une opposition au pouvoir royal.
En 1760, Christophe-Philippe Oberkampf et Antoine de Tavannes fondent à Jouy-en-Josas la Manufacture Oberkampf, où seront fabriquées les célèbres toiles de Jouy, encore reproduites de nos jours.

Et bientôt pousseraient les plantations de coton du Nouveau Monde, avec de nouvelles rivalités et l’odieuse traite des esclaves africain. Mais avant cette nouvelle géographie mondiale de la production cotonnière, l’arrivée des indiennes en Europe aura préfiguré un schéma économique moderne, par sa production préindustrielle, par sa consommation et la mode qui la soutint, et par la dimension internationale de sa  diffusion.