Le siècle

19.05.2017
Ossip Emilievitch Mandelstam (1891-1938)

Ossip Emilievitch Mandelstam (1891-1938)

Le siècle

Siècle mien, bête mienne, qui saura
Plonger les yeux dans tes prunelles
Et coller de son sang
Les vertèbres de deux époques ?
Le sang-bâtisseur à flots
Dégorge des choses terrestres.
Le vertébreur frémit à peine
Au seuil des jours nouveaux.

Tant qu’elle vit la créature
Doit s’échiner jusqu’au bout
Et la vague joue
De l’invisible vertébration.
Comme le tendre cartilage d’un enfant
Est le siècle dernier-né de la terre.
En sacrifice une fois encore, comme l’agneau,
Est offert le sinciput de la vie.

Pour arracher le siècle à sa prison
Pour commencer un monde nouveau,
Les genoux des jours noueux
Il faut que la flûte les unisse.
C’est le siècle sinon qui agite la vague
Selon la tristesse humaine,
Et dans l’herbe respire la vipère
Au rythme d’or du siècle.

Une fois encore les bourgeons vont gonfler
La pousse verte va jaillir,
Mais ta vertèbre est brisée,
Mon pauvre et beau siècle !
Et avec un sourire insensé
Tu regardes en arrière, cruel et faible,
Comme agile autrefois une bête
Les traces de ses propres pas.

 

Ossip Emilievitch Mandelstam (1891-1938), poète universel, était russe. «Il était un Orphée moderne : envoyé aux Enfers, il n’en est pas revenu, tandis que sa veuve, parcourant un sixième de la surface de la terre, fuyait d’une cachette à l’autre, serrant entre ses bras la marmite dans laquelle, enroulés, se trouvaient ses poèmes qu’elle se récitait toutes les nuits pour le cas où ils seraient découverts par des furies armées d’un mandat de perquisition. Les voilà, nos métamorphoses, les voilà, nos mythes.» (Joseph Brodsky, 1940-1996, poète russe couronné du prix Nobel). La traduction proposée de ce poème (composé en 1923) est de Cécile Winter et Alain Badiou.

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