Le rigoureux rigolard

22.10.2018
François Morellet (1926-2016) - 10 lignes au hasard (1975) (© ADAGP François Morellet Courtesy the artist and kamel mennour, Paris)

François Morellet (1926-2016) - 10 lignes au hasard (1975) (© ADAGP François Morellet Courtesy the artist and kamel mennour, Paris)

Les lignes de l’art du hasard passent par l’œuvre de François Morellet (1926-2016). Ce plasticien a signé pendant plus de soixante ans des créations qu’il a pris grand soin de ne jamais créer tout seul. Seul ou en collectif, il s’est toujours affilié, au fil de processus, le partenariat du hasard.

L’art du XXe siècle, pris dans sa compétition d’avant-gardes, emballé depuis le siècle précédent dans le progrès des sciences et des techniques, ne va pas sans une réflexion à son sujet. François Morellet, à la suite de Pietr Mondrian dont il se réclame, avec l’impulsion de son ami Pierre Dmitrienko, a œuvré dans et par l’abstraction pour échapper au romantisme, au lyrisme, au sentimentalisme, au naturalisme, et pour démystifier le génie individuel de l’artiste. Profondément moderniste, il a mis en place des processus de dépersonnalisation de l’activité créative. Il a alors recherché « la rationalisation du geste artistique, point de départ pour réformer les conceptions de l’art » et contrevenir à la sanctification de l’art. S’opposant donc à l’art pour l’art, Morellet pose pourtant qu’une œuvre d’art ne renvoie qu’à elle-même.
La géométrie, la répétition, les processus de création aléatoires lui ont été des moyens de surmonter le souci du style et de l’identification à la personne de l’artiste. Une sorte d’autonomisation de l’art, de science technique de la production esthétique est toujours en jeu dans son travail. Il s’agit pour l’artiste d’en finir avec l’ego d’artiste : « J’ai, pendant vingt ans environ, produit avec beaucoup d’obstination des œuvres systématiques dont la ligne de conduite a été de réduire au minimum mes décisions arbitraires. Pour limiter ma sensibilité d’« Artiste », j’ai supprimé la composition, enlevé tout intérêt à l’exécution et appliqué rigoureusement des systèmes simples et évidents qui peuvent se développer, soit grâce au hasard réel, soit grâce à la participation du spectateur. » (F. Morellet)

Dada et le Surréalisme avaient déjà revendiqué le recours au hasard. Morellet, esprit décrit comme aussi rigoureux que facétieux, se plut à inventer des règles fantasques non sans les bousculer librement à sa fantaisie. Un critique d’art a évoqué la recherche d’une « neutralité active » où l’artiste tire parti de formes géométriques élémentaires qu’il soumet à des principes de propagation (trame, grille, superposition, variation, juxtaposition, fragmentation, intégration) en ayant recours à des facteurs de croissance disparates, de la progression mathématique aux jeux de mots (calembours, palindromes…) en passant par la déconstruction analytique de concepts de l’histoire de l’art. Dans ce programme, le hasard est un protagoniste de la création, tout comme les matériaux de support (toiles carrées, ruban adhésif, néons, éléments naturels, écrans et mosaïque de pixels), le public, et l’espace autour de l’œuvre – architecture, paysage, dans lequel elle s’inscrit.
Certains titres d’œuvres créditent l’allié aléatoire de Morellet : « 10 lignes au hasard », « Systèmes, hasard et téléphone », « 6 répartitions aléatoires de 4 carrés noirs et blancs d’après les chiffres pairs et impairs du nombre Pi », « Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire de téléphone, 50% bleu, 50% rouge »…

François Morellet avait été fasciné par les zelliges de l’Alhambra de Grenade qu’il visite en 1952, cet art des motifs qu’il trouve « le plus intelligent, le plus précis, le plus raffiné, le plus systématique qui ait jamais existé », puis aussi par les marbres ajourés du mausolée de Fatehpur Sikri (Inde), les mosaïques byzantines de Xanthos (Turquie), les pavements du temple mixtèque de Mitla (Mexique) et ceux de la cathédrale d’Amiens. Son œuvre a transposé dans l’art moderne cette proposition logique d’une forme esthétique qui croît par programmation interne. Et ses programmes d’extension d’une forme dans l’espace ont convoqué le hasard créateur, comme agent autant dynamique que ludique.

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