Le pli

23.02.2018
Madame Grès - Robe du soir (photographie mma, neg #124256 / scanned and retouched by film and media)

Madame Grès - Robe du soir (photographie mma, neg #124256 / scanned and retouched by film and media)

En ce début d’année, memento a déroulé son fil éditorial en partant de la toile de Jouy pour l’aventurer jusqu’à ses replis orientaux. Cet éventail de sujets convie le thème du pli.

Le tissu induit le pli.

La pliure ne sait advenir que sur une surface plane. La surface infléchie, qui s’incurve, tout juste ondulée, est déjà travaillée par la naissance d’un pli à la ligne encore incertaine. Le pli altère le pan lisse.

Quelle est l’action de cette altération singulière ? Le pli double l’unité d’une surface. Mené à bien, il rabat sur lui-même une surface souple. D’un il fait deux. Le pli est à la fois cet acte de scission et cette frontière de réunion. Et en son repli, le pli dissimule dans l’ombre qu’il crée.

Puis les plis se démultiplient. Prolifèrent alors les lignes de pli qui séparent autant qu’elles relient. Plis après plis, les pans se propagent, et les déformations conséquentes de la matière pliée génèrent d’autres plis. Ployant sous la pliure, la résistance du matériau tissé opère par contre-plis, et ce infiniment jusqu’aux confins de son étendue. L’unité se défait à l’infini par dédoublements qui la déploient en labyrinthe de plis.

La pliure du tissu est le plissé. Et il est mille plis inventés et tenus par les points de couture, plis doubles, nervurés, ronds, larges ou serrés, plis à la religieuse, plis piqués… Les célèbres architectes couturiers des plissés demeurent Mariano Fortuny y Madrazo (1871-1949) et Madame Grès (1903-1993). Simone Pheulpin est aujourd’hui l’artiste du pli, à l’imitation illimitée des œuvres de la Nature comme pierres ou racines où tout n’est que plis apparents et structurants.

En pliant une lettre avant de l’envoyer, on en faisait un pli à remettre au destinataire. Désignant d’abord le support d’un contenu écrit, le pli en vint par métonymie à désigner la chose écrite, la langue elle-même. Car « […] la parole joue toujours sur fond de parole, elle n’est jamais qu’un pli dans l’immense tissu du parler. » écrit Maurice Merleau-Ponty, dans son ouvrage Signes, qui sollicite cette image au sujet du langage : « Son opacité, son obstinée référence à lui-même, ses retours et ses replis sur lui-même sont justement ce qui fait de lui un pouvoir spirituel : car il devient à son tour quelque chose comme un univers, capable de loger en lui les choses mêmes, – après les avoir changées en leur sens!»

Car toujours le pli s’insinue dans l’image pour déplier le sens d’une vision. Gilles Deleuze (1925-1995), chez qui le pli est un concept dont il use pour analyser la pensée du philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), cite pour être sa phrase préférée un extrait de La Révolte des Tartares de Thomas de Quincey (1785-1859) : « Pendant l’heure suivante, quand la douce brise du matin eut quelque peu fraîchi, le nuage de poussière s’amplifia et prit l’apparence d’immenses draperies aériennes, dont les lourds pans retombaient du ciel sur la terre : et en certains endroits, là où les tourbillons de la brise agitaient les plis de ces rideaux aériens, apparaissaient des déchirures… »

De l’étoffe à l’espace-temps, en passant par les mots qui en informent, le pli mène la danse, nous fait et nous vêt, emplit l’espace et ride le temps.