Le nez d’Eno

23.01.2017
Brian Eno (photographie de Sølve Sundsbø)

Brian Eno (photographie de Sølve Sundsbø)

Brian Eno est le pape pop : son influence en pop-music, expérimentale ou commerciale, est majeure. Sa connaissance raffinée des parfums surprend donc ! Et ses pensées sur les senteurs formulent son dessein d’artiste : altérer les syntaxes acquises et créer de nouveaux langages.

Dès ses années en école d’art, Eno porta le plus grand intérêt aux odeurs et arômes, naturels et artificiels. Voyageur, il se constitua une collection de fioles de senteurs, poussant les portes de pharmacies ou d’apothicaires à l’écart, en tout pays parcouru. Sans exclure les parfums des parfumeurs. Nez subtil, il commença aussi à expérimenter ses propres mélanges d’extraits. Et ambitionna d’organiser sa pensée née des sensations olfactives.

Brian Eno parvint seul à plusieurs constats qui sont des évidences pour des professionnels. D’un part, que deux senteurs reconnues séparément pouvaient être méconnaissables une fois associées, leur mélange produisant une sensation elle-même originale et sans référent. De l’autre que certaines odeurs avaient des amplitudes paradoxales selon leur dosage, évoquant un élément en très faible quantité, puis un autre en large quantité, par exemple du floral à l’animal. Il en résultait ici ou là des émotions contraires, possiblement plaisantes ou écœurantes, manifestes ou ambigües… La parfumerie courtise les rives du méconnaissable, évoque des sensations sans nom et en réunit des hétérogènes, écrit-il.

Sa complexion intellective le défia de produire une cartographie des parfums, sur le modèle du spectre des couleurs, où les senteurs seraient apparentées par proximité. Or voilà, si le langage est saturé de métaphores visuelles, aucune structure d’équivalence ne fonctionne avec les mots. Les noms mêmes d’une substance ne qualifient pas la même odeur, selon son origine. En français, l’on dirait qu’Eno se cassa le nez sur son ambition de classification des odeurs. Il confesse : « Le Linné des odeurs n’était pas prêt de naître, et ce ne serait pas moi. »

C’est ici que les réflexions de Brian Eno rencontrent ses considérations sur la musique qu’il crée à la même période et expliquent l’inadéquation des jugements portés sur la musique moderne et pop en général : la pensée musicologique classique manquait l’intérêt des expérimentations musicales contemporaines en lui appliquant des critères périmés tels que harmonie, mélodie ou structure, tandis que la nouveauté était dans la recherche et l’expérience sonore. Or le timbre et la texture soniques, l’expérience physique et émotionnelle des sons, – étagements et mixtures fréquentielles, gradation de palette – devenaient analogues aux senteurs dont aucun langage ne parvient à rendre compte faute d’unités d’évaluation impartiale. Cette pensée valait pour penser la Culture : dans l’art classique, ces unités de valeur absolue existent, avec d’indépassables auteurs qui sont comme des dénominateurs communs universels, Dante, Shakespeare, Goethe, Beethoven, par exemple. Ces dénominateurs semblent intrinsèques à l’histoire de l’histoire de l’art. Or les temps ont changé. Dorénavant, différents langages peuvent coexister sans traduction possible. Les valeurs absolues s’effacent au profit de champs d’énergies qu’il est possible d’appréhender selon différentes approches phénoménales – les disciplines artistiques inventent leur propre syntaxe. Les réseaux éphémères l’emportent sur les échelles éternelles.

Un temps dérouté par ce constat que ce qui lui semblait aller de soi en musique le dérangeait dans les parfums, Brian Eno s’en réjouit : cela ouvre une ère de liberté où chacun est engagé à établir ses propres hiérarchies selon ses expériences, puisque aucun langage axiologique (qui a attrait au classement des valeurs) ne saurait prévaloir. Alors, plutôt que d’attendre que la parfumerie intègre un ordre intelligible, il invite à ce que ce sens primitif et intraduisible de l’odorat investisse tous les autres domaines de réception sensible.

 

Nota Bene : Pionnier et précurseur – inspiré par John Cage Terry Riley, Brian Eno est musicien, compositeur, et producteur, mais aussi professeur, penseur, il a initié l’insertion dans le champ de la chanson pop des stratégies de composition nouvelles, des sonorisations anormales, des plages phoniques étranges, investissant la musique d’ambiance, de cinéma, de publicité et jusqu’au premier jingle de Windows 95. Membre de Roxy Music à ses origines, ses collaborations avec David Bowie (dont « Heroes »), Talking Head et U2 l’ont fait connaître du public.