Le loukoum mystique

05.01.2018
Albrecht Dürer (1471-1528) - L'Adoration des mages (504), Musée des Offices, Florence.

Albrecht Dürer (1471-1528) - L'Adoration des mages (504), Musée des Offices, Florence.

Un inoffensif loukoum à la pistache camouflerait-il une porte d’accès à la Divinité ? Le roman que Michel Tournier consacra aux rois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, est une parabole savante sur le voyage dont la quête première dissimule une destination mystique.

L’auteur rapporte en annexe de son roman que l’histoire des rois mages est à peine mentionnée dans l’Evangile selon Saint Matthieu. Le chiffre trois fut déduit des présents déposés aux pieds du Messie nouveau-né : l’or, l’encens et la myrrhe. Tout le reste, à commencer par leurs noms, fut le fruit de légendes et textes apocryphes. Leur sujet représentait une terre vierge pour ce grand romancier des mythes, qui écoutant la radio allemande un beau matin de janvier 1979, entendit un pasteur mentionner un probable quatrième roi venu des Indes… Probablement était-ce une légende russe, mais l’écrivain en savait alors assez, c’est-à-dire rien, pour inventer tout.

Le sujet est « l’adoration des Mages, trois personnages chargés d’or et de pourpre, venus d’un Orient fabuleux, se prosterner dans une étable misérable devant un petit enfant » auquel se joint un quatrième, le prince Taor, venu de la principauté du Mangalore sur la côte de Malabar.

Les trois rois de la légende, Gaspard, Balthazar et Melchior (dans l’ordre du roman) ont été mis en route par une étrange comète aux cheveux d’or qu’ils ont suivie et qui les a menés au berceau de l’enfant Jésus. Mais aucun n’avait ce dernier en tête. Chacun fuyait une déconvenue et aspirait à un bien qui était son unique chimère : l’amour pour Gaspard, l’art pour Balthazar et la souveraineté politique pour Melchior, iniquement privé de ses droits à régner.

Point de comète pour Taor, prince oisif et potelé tout dévolu à sa passion pour les confiseries dans laquelle le confine sa mère afin de régner à sa place. Pour lui, le sucre est le seul sel de la vie. Un jour, il vint à goûter un « […] un cube d’une substance molle et glauque, couvert d’une poudre blanche. » envoyé d’un lointain pays d’orient qui était au couchant occidental pour lui. La suave délicatesse de ce loukoum lui tiendra lieu de comète. Le voilà parti à grands frais avec navires, équipages et éléphants vers le Moyen Orient à la quête de la recette du loukoum ! Mais bientôt « Taor ne pouvait plus se dissimuler que sous le motif dérisoire de son expédition […] perçait maintenant un dessein mystérieux et profond qui avait certes une vague affinité avec lui, mais qui le dépassait infiniment […] » Cette plaisante et frivole chasse au sucre se révèlera un long voyage initiatique l’élevant à l’intelligence de sa condition, à la compassion, au dénuement et à l’extrême sacrifice de sa personne, couronné par la lumière eucharistique en toute fin d’épreuve.

Le glouton de sucreries passera par la servitude dans les mines de sel pendant trente-trois années. Par une ironique incidence, il y recevra d’un prisonnier la fameuse recette, à base de gomme adragante, « pâte pectorale pour les apothicaires, gomina pour les coiffeurs, apprêts pour les blanchisseurs, et gelée pour les pâtissiers. Mais c’est dans le rahat loukoum qu’elle trouve son apothéose » lui confie-t-il.

Plus essentiel, c’est la recherche d’un met qui contente son vice qui le mettra en présence d’une nourriture spirituelle qui exauce toute faim. Tout comme la quête de l’amour de Gaspard le mettra en présence d’un amour si grand qu’il efface ses élans possessifs d’homme ; tout comme la recherche d’un idéal iconographique de Balthazar le confrontera à une beauté qui confond l’image et la ressemblance dans une nouvelle humanité ; tout comme l’aspiration de Melchior à régner en son pays lui découvre les souillures du pouvoir dont il se détournera pour l’empire intérieur et le règne de la paix.

Autant de quêtes, autant de papillons après lesquels chacun court, et qui ne sont que le visage qui se montre à chacun pour mettre son âme en chemin dans une ascension mystique.