Le don

13.10.2017
Annonciation (Fra Angelico, 1400-1455 ) - détail de l'Archange Gabriel vers 1432-1433, 175x180 cm, ©Cortona, Museo Diocesano.

Annonciation (Fra Angelico, 1400-1455 ) - détail de l'Archange Gabriel vers 1432-1433, 175x180 cm, ©Cortona, Museo Diocesano.

C’est parce qu’un don n’est pas marchand qu’on se le figure comme l’acte qui manifeste la générosité. Or rien n’est moins simple, car entre donneurs et donataires se halent des fils qui tissent le lien social. Mais le cadeau n’est pas chose impossible !

L’acte de donner se présente comme l’alternative altruiste à l’échange économique. Il peut l’être, mais sans échapper pour autant à d’autres champs d’échange: si sa valeur n’est pas économique, elle est sociale. Le don engendre des relations de réciprocité qui créent une dynamique d’appartenance au groupe.
Marcel Mauss (1872-1950), l’un des pères de l’anthropologie française, a laissé son nom à la postérité par son étude L’Essai sur le don, qu’il consacre à l’analyse de récits d’ethnologues ayant observé des sociétés tribales d’Amérique du Nord, de Nouvelle Guinée et du Pacifique. De la richesse de sa pensée dont il est impossible de rendre compte ici, une idée forte est passée à la postérité : le système de contrat social archaïque repose sur une série d’opérations que sont le don, l’acte de le recevoir, puis celui de rendre par un contre don. Entre tribus, groupes, familles, individus, ces échanges génèrent des états de dépendances entre le donataire qui est l’obligé du donneur et que son contre-don vient rééquilibrer. Ces pratiques codifiées ont une portée cérémonielle, religieuse, culturelle, morale, symbolique, proto-juridique, et forment ce que le sociologue a nommé un « fait social total ». Celui-ci n’est pas sans perversités : refuser de donner, négliger les invitations, refuser de prendre, équivalent à décliner l’alliance : c’est un signe d’hostilité. Mais accepter le don met aussi en danger celui qui n’est pas en capacité de rendre à hauteur de sa valeur, et qui demeure débiteur : « Le don est à la fois ce qu’il faut faire, ce qu’il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre. »

Loin de ces sociétés archaïques, nous conservons encore l’expression d’être l’obligé d’une personne dont on a reçu un don ou un service. Et les derniers mots de Socrate (470-399 avant JC), figure tutélaire de la philosophie occidentale, ne furent-il pas « Criton, nous devons un coq à Esculape. Payez cette dette, ne soyez pas négligent. » ? Phrase à maintes clefs d’interprétation, mais qui incite sans détour à rendre ce qui est dû. Faut-il alors conclure que la générosité, la bonté candide, la joie de faire sourire, de faire plaisir à sa famille, ses amis, son aimé(e), est impossible ? Que l’acte d’offrir n’est qu’un terrain de mines antipersonnel ? Comprendre : où le nœud social empêche le lien individuel.

La réponse est non. Mais peut-être faut-il être conscient que parvenir à offrir un cadeau en ne souhaitant que la joie de l’autre, et rien en retour, ne peut se faire sans amour. Cet amour désigne ici la prééminence de l’autre sur tout intérêt de sa propre personne, ou de son groupe. Ainsi pourrait-on conclure avec le philosophe Emmanuel Levinas : « « Après vous » : cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation. »