Le Beau

21.07.2017
La frontière de l'ensemble de Mandelbrot.

La frontière de l'ensemble de Mandelbrot.

« Il ne saurait y avoir de beauté exquise sans une légère étrangeté dans les proportions. » (Francis Bacon, 1561-1626)

Ce profond propos prospère ici et là parmi internet dans une traduction différente de celle-ci qui ne rend pas justice à son sens.

Cette pensée est fameuse par l’intercession de Charles Baudelaire (1821-1867), qui la découvre chez Edgar Allan Poe (1809-1849), qu’il traduisait, dans ses Marginalia (notes que l’écrivain gribouillait dans les marges des ouvrages qu’il consultait). Poe cite Bacon au sujet du poète anglais Percy Bysshe Shelley (1792-1822), dont il loue le génie de son chant. Shelley, selon Poe, est le plus original des poètes car le plus inspiré, qui écrit pour s’adresser à son âme et rendre compte des perceptions élevées de sa clairvoyance, et non tant pour produire une œuvre achevée au grand moule formel de l’Art : « Quant à l’Art, hormis ce que possède instinctivement le Génie, il en était peu doué ou le méprisait entièrement. Il méprisait entièrement cette règle qui n’est qu’une émanation de la Loi, car son âme était en fait la Loi même. » (Poe, Marginalia)

Bientôt, Baudelaire écrirait que « le beau est toujours bizarre. » (« […] tâchez de concevoir un beau banal ! »), ce qui porterait tort à la pensée de Bacon, dont les traductions préfèreront la bizarrerie à l’étrangeté. Dans Fusées, Baudelaire précise sa pensée au sujet de la beauté : « J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. — C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. » S’exerçant sur un exemple, « le plus intéressant dans la société », « un visage de femme » le poète inventorie des discordances : « c’est une tête qui fait rêver à la fois, — mais d’une manière confuse, — de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, — soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau. » C’est là la définition d’un génie romantique, propre à sa nature et à son époque. Critique d’art, Baudelaire pose un regard moins personnel dans « Le beau, la mode et le bonheur » : « le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double […]. Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. »

Autant d’approches paradoxales de cette évidence qu’est la beauté qui ne se laisse jamais saisir. Il se peut bien qu’il y ait des lois de l’harmonie, et qu’en tout art des règles prévalent. Ces règles exigent du savoir, de l’exercice, des efforts, jusqu’à celui de pouvoir s’en affranchir. Mais elles ne sauront suffire. La beauté est une totalité dont l’accord des parties échappe à l’entendement. Son eurythmie proclame une mesure dont l’Unité est sans unités.