L’avance immobile de Marey

12.05.2017
Etienne-Jules Marey (1830-1904) - chronophotographie d'un vol de héron

Etienne-Jules Marey (1830-1904) - chronophotographie d'un vol de héron

Etienne-Jules Marey est à l’origine d’une mutation du regard sur le monde. Son œuvre iconographique décomposant le geste humain ou animal en séquences consécutives fixes induit un découpage du temps qui substitue les instruments de mesures à la perception sensorielle.

La postérité d’Etienne-Jules Marey (1830-1904) est justifiée mais fausse. Justifiée par l’inventivité photographique qu’il mit au service de son travail scientifique. Fausse par la paternité qui l’affilie intentionnellement à l’histoire de l’art et du cinéma grâce aux progrès techniques que ses travaux générèrent. Tout comme la succession d’images produit un film, l’enchaînement de faits produit une histoire, mais le récit qui les lie par une causalité nécessaire leur accorde une finalité  a posteriori. C’est ainsi que la place de Marey est essentielle dans l’histoire de la photographie et qu’il est tenu pour être l’aïeul en chef du cinématographe. Quoique vrai, cela reste une conséquence accidentelle de ses inventions, particulièrement celles du fusil photographique et de la chronophotographie.

Marey était médecin, physiologiste et titulaire de la chaire d’Histoire naturelle des corps organisés au Collège de France. Ses travaux scientifiques furent nombreux (respiration, mécanique physiologique humaine et animale, hydro & aéro dynamiques, parmi d’autres). Ce qui unifie ces champs d’investigation est le mouvement et sa volonté de le suspendre pour le comprendre. « Je suis fasciné par le mouvement qui est le signe le plus apparent de la vie. Je voudrais tellement arriver à comprendre les mécanismes de plusieurs lois de la Nature. Je cherche tous les moyens de capter des traces visuelles de ces mouvements car je me méfie de nos sens dont la perception est trop lente et trop confuse. La trace reste, le mouvement s’en va. » (E.J. Marey)

 Du pouls à la fumée en passant par la jambe, l’aile et la nageoire, il conçut ou fit concevoir des instruments techniques pour « enregistrer graphiquement les mouvements du corps » (E.J.Marey). A cette fin, il inventa des instruments photographiques, établit des dispositifs et définit des protocoles de prise de vue. Il en résultait une extraction de données indicielles quantifiées et chronométrées reportées en courbes ou en épures visuelles stylisées. Cette transcription d’une réalité observée en un dénominateur visuel universel permettant d’établir des modèles de fonctionnalité physiologique sur la locomotion générale (marche, vol, ou natation) était le but premier de sa « méthode graphique par la photographie ». Mais il en laissait souvent l’analyse à d’autres, préoccupé de « bibeloter » (selon ses propres mots) de nouvelles inventions de captation du mouvement.

L’association du zootrope au chronomatographe lui « permet de ralentir à une durée quelconque un mouvement trop rapide pour être observé. Ainsi je peux l’analyser. » Sa méthode graphique lui permet d’observer la « relation de l’espace au temps qui est l’essence du mouvement » (E.J. Marey). L’ironie est que le cinéma produit du mouvement en images tandis que Marey ne cherchait qu’à immobiliser le mouvement dans ses différents états de transition. Ses photos paraissent insuffler le temps dans le statique et photographier le temps lui-même. Il y parvint si bien que ses photos appartiennent à la grande iconographie : « rien n’est plus secret, rien n’est plus lyrique, rien n’est plus explosif, rien n’est plus actuel que le silence de ses noirs et la légèreté de ses blancs. » (Henri Langlois, l’un des artisans fondateurs de la Cinémathèque française).

La postérité du génie de Marey est colossale. La lenteur de ses clichés précipite même les expérimentations picturales du début du XXe siècle voulant peindre le mouvement de l’ère mécanique, les Futurites Giacomo Balla (Ragazza che corre sul Balcone) et Umberto Boccioni, puis Marcel Duchamp et son Nu descendant l’escalier n°2 (l’artiste citant Marey). Ces œuvres qui peignent la décomposition mécanique du mouvement sont presque redondantes avec des diagrammes de Marey qui tirait de ses chronophotographies des schémas de lignes stylisant les phases du mouvement. Les artistes actuels se réclamant de travaux de Marey sont nombreux. Par ailleurs les technologies contemporaines de capture du mouvement du corps pour sa retranscription graphique prolongent le dispositif initial de Marey, avec des caméras, des capteurs et des marqueurs produisant une base de données systématiques à partir de laquelle des images de synthèse et des animations sont produites. Les technologies numériques sont nouvelles, mais le principe est identique.

Marey avait refusé d’améliorer ses inventions dans un but spectaculaire, commercial et récréatif. Il agissait en scientifique. Mais en légitimant la machine au détriment du biologique pour séquencer le temps par l’image, et en privilégiant le graphique aux dépens du discours, il mettait en acte une mutation qui, annonçant les temps futurs, n’échapperait pas aux arts naissants de son temps.