L’auteur de l’auteur

16.01.2017
Denis Diderot 1713-1784), peint par Jean-Honore Fragonard (1732-1806), Musée Du Louvre.

Denis Diderot 1713-1784), peint par Jean-Honore Fragonard (1732-1806), Musée Du Louvre.

Par sa « Lettre adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie », Diderot est l’auteur involontaire de la notion moderne d’auteur, à qui est conservée une propriété intellectuelle sur sa part de création.

La « Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, son état ancien et actuel, ses règlements, ses privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs à la police littéraire », long rapport émaillé de considérations tant techniques que générales, est un petit livre. Ce n’est qu’en 1861 que fut publié dans sa version originale ce texte rédigé en 1763 par Denis Diderot (1713-1784) à l’adresse de monsieur Antoine de Sartine, dont la fonction dans l’administration royale était alors celle dite de Directeur de la Librairie : ce dernier s’enquerrait de l’avis du philosophe au sujet du droit des libraires sur les ouvrages qu’ils publiaient. Mais Sartine avait par suite remanié les propos du philosophe…

Il est utile de brosser le contexte d’alors. En ce temps, le libraire était éditeur et vendeur, ces deux métiers n’en faisant qu’un seul. L’imprimerie d’Europe était née au XVe siècle. Les presses s’étaient multipliées dans tous les pays. Peu à peu se répandit la pratique du « privilège », une grâce royale accordée aux libraires dont l’enjeu était de réprimer les contrefaçons des ouvrages : cette grâce rendait le libraire propriétaire du livre qu’il éditait et lui donnait le droit de poursuivre en justice quiconque le copierait. Mais cet octroi concédé aux libraires, fondé sur le seul bon-vouloir royal, ne durait que le temps qu’était acquis ce privilège. Celui-ci n’eut de cesse d’être toujours reconduit, accordant aux libraires puissants un pouvoir coutumier non fondé en Droit. Il en résultait une dépossession des auteurs de tout droit moral sur leurs œuvres une fois qu’ils en avaient cédé les droits d’édition à un libraire. Cette notion de droit moral, ou droit d’auteur n’existait pas et n’obtiendrait de statut légal avant longtemps.

Un grand intérêt de ce texte est le paradoxe de son raisonnement. Car en développant un argumentaire prenant le parti du libraire et du maintien d’un état de fait, le philosophe pose les jalons intellectuels d’un droit d’auteur qui conserve à l’écrivain un droit moral sur le contenu de ses écrits. Pour que l’écrivain aliène ses droits au libraire-éditeur en les lui cédant, il faut qu’il soit le propriétaire de ses œuvres, et que celle-ci ne dépende pas du « bon plaisir royal. » mais il n’y distingue pas le droit marchant de l’auteur de son droit moral : ainsi l’écrivain qui vend ses droits à un libraire en dépossède de fait sa descendance. L’auteur est le seul propriétaire de son œuvre au même titre qu’un bien matériel.
Mais par suite, Diderot s’insurge contre toute censure, tout caviardage, toute révision du contenu de l’œuvre, présentant celle-ci comme le fruit de la personnalité de l’auteur, sa paternité lui conservant la propriété du contenu textuel. Il développera cette idée plus avant dans sa lettre à Falconet sur la postérité. L’un des premiers, il avance ici les prémisses du droit moral d’un auteur sur son œuvre, alors même qu’il défend l’ancien système de la Librairie. En défendant le passé, le philosophe français des Lumières annonçait le futur.

Les bases d’un système international de la protection des œuvres littéraires et artistiques apparaitront avec la convention de Berne de 1886. Celle-ci sera reprise et complétée de multiples fois jusqu’en 1979. Ce traité, regroupant 168 pays signataires en 2015, est géré par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, au sein de l’O.N.U.