La sérendipité

07.09.2018
John Giles Eccardt (1720–1779) - portrait of Horace Walpole (1717-1797) vers 1754, National Portrait Gallery, Londres.

John Giles Eccardt (1720–1779) - portrait of Horace Walpole (1717-1797) vers 1754, National Portrait Gallery, Londres.

La Collection 34 s’étant confiée au patronage du hasard, car son bazar d’objets permet d’y dénicher d’heureuses créations qu’on ne cherchait pas, memento se voit sommé de faire un point sur la sérendipité, ce mot presque courant mais que n’accrédite pas l’Académie Française.

Le terme de sérendipité qualifie une trouvaille voire une découverte d’ordre intellectuel, le plus souvent scientifique, qui résulte d’une recherche dont le but était tout autre que celui qu’elle a atteint. La sérendipité désigne ainsi cette part de hasard heureux qui oriente accidentellement une quête vers un résultat qui n’était pas celui attendu ou recherché.
Heureux hasard, ou fortuité, disent peu ou prou la même chose, mais ils indiquent le résultat tandis que la sérendipité porte plus l’attention sur le processus de recherche, ou encore sur sa quête initiale au regard de son résultat inopiné et bienvenu. Ce concept n’ouvre alors pas seulement sur la part de hasard dans la découverte mais aussi à la fois sur un état d’esprit ouvert à l’inattendu. Cette ouverture d’esprit équivaut à un style heuristique, terme savant mais ici de rigueur qui expose les étapes logiques d’une recherche dans le savoir, en sciences exactes comme en philosophie, partant d’une hypothèse de départ pour élaborer une recherche logique par élimination progressive des alternatives non concordantes. La sérendipité induit une méthode heuristique dont le ratage est sa réussite. Or cette réussite fortuite passerait souvent à l’as si une chance d’être observée ne lui était accordée d’avance. Peut-être est-ce aussi ici la différence entre le hasard et la chance : cette dernière est souvent un hasard qui a en partie été convoqué, invité, voire rendu propice.

L’origine de ce mot est bien connue : c’est le grand érudit, esthète, homme de lettres et également acteur politique Horace Walpole (1717-1797) qui l’inventa dans une lettre adressée à un ami, en référence à un conte d’origine persane Voyages et aventures des trois princes de Serendip qu’il avait lu enfant dans sa transcription française par Louis de Mailly. Se recommandant des déductions logiques des frères protagonistes, qui paraissent préfigurer celles de Sherlock Holmes, par lesquelles leur observation sagace les conduit à se figurer très clairement les causes bien improbables dont résulte ce qu’ils voient, Walpole fait du nom de Serendip (qui est le nom d’un lieu, identifié depuis pour être l’ile de Sri Lanka) le substantif sérendipité qu’il définit ainsi « accident and sagacity while in pursuit of something else », soit cette sagacité accidentelle de l’esprit en quête de quelque chose d’autre (que ce qu’il découvre).
La prospérité du néologisme le conduira à voir sa définition reprise et affûtée pour son usage en sciences exactes comme en sociologie. Il a en quelque sorte été théorisé pour justifier la nécessité dans une recherche de laisser les champs ouverts, de fureter, de perdre du temps aussi en se dissociant du seul objet principal d’une recherche. Car en effet, l’expérience a fait ses preuves statistiques d’un grand nombre de découvertes incidentes au fil du temps. Ainsi de la pénicilline, de la dynamite, du viagra…
Naturellement il en va au moins tout autant et plus encore dans les arts et les activités inventives. Car la recherche qui consiste non plus à comprendre mais à produire se nourrit plus aisément encore des aléas de la matière comme de l’esprit émulé. Lors d’entretiens, le peintre Pierre Soulages expliquait que l’intention qui préludait à une peinture lui était comme « les barreaux d’une prison », mais qu’elle l’amenait en chemin à être assailli par l’inattendu et le déroutant, comme si la toile et les réactions entre son geste et la peinture l’emmenaient à l’aveugle plus sûrement et bien ailleurs que sa destination initiale. Celle-ci n’était en fait qu’un moyen pour une fin inconnue, impénétrable et insoupçonnée : l’œuvre d’art. Ici pourrait-on avancer l’idée d’une sérendipité programmatique et provoquée, de son instrumentation volontaire pour des effets qui d’incidents deviendront centraux.

Dans tous les cas, la définition originelle de son auteur semble demeurer la plus exacte : celle de sagacité accidentelle. L’accident est sa part de hasard, en l’occurrence de l’intervention d’une logique autre à celle qui était suivie. Mais il y faut de la sagacité, de l’émulation intellectuelle, de l’effort et cet empêchement qui donne du fil à retordre à l’entendement. Plonger la main dans sa poche pour y chercher ses clefs et l’en ressortir avec un bonbon qu’on ne savait pas s’y trouver, par exemple, n’est pas encore de la sérendipité.