La prime métamorphose

06.11.2017
Gustave Moreau (1826-1898) - Chute de Phaéton. Projet de plafond (Paris, musée d'Orsay, conservé au musée du Louvre)

Gustave Moreau (1826-1898) - Chute de Phaéton. Projet de plafond (Paris, musée d'Orsay, conservé au musée du Louvre)

La métamorphose présuppose quelque chose. Une chose y devient une autre. La Création qui initie Les Métamorphoses d’Ovide prend donc l’existence en cours. Le sujet n’est pas l’épineux passage du rien à quelque chose, mais celui d’une unité en lutte à des altérités en équilibre.

L’idée d’unité discordante choque la logique. Il faut bien être plusieurs pour s’embrouiller. Voilà la singularité de ce Chaos primordial : les éléments essentiels de la Nature terrestre, la terre, la mer et le ciel y sont présents, mais en une seule masse informe. « Le visage de la nature était un » : cette indistinction primitive est une uniformité, mais instable, mouvante et inconstante. Nulle lumière dans l’air. Aucune orientation n’y est envisageable. C’est un bouillon trouble de brouilles agglutinant « les germes en discorde de choses mal liées. » Foire d’empoigne sans queue ni tête, c’est une unité de démêlés. Or rien n’y étant discernable, rien n’y peut être nommé. Les éléments sont donc sans personnification possible, comme bientôt le Titan Hypérion, père de l’’Aurore, du Soleil, de la Lune et de tous les astres, et nom du Soleil lui-même, ou Phébé « la lumineuse », la Lune, ou Poséidon et son épouse Amphitrite, entités des Eaux. Faute de noms, aucun récit n’est possible. Nulle intelligibilité n’a lieu en cet endroit sans dessus-dessous. Et c’est donc ce récit de mutations qu’entreprend le poète latin Ovide (43 av. J.C.-17/18 ap. J.C.) dans un long poème qui compte parmi les grands récits de l’Humanité.

La métamorphose mère de toutes celles à venir, la toute première transformation qui va séparer les éléments, ne laisse pas d’interroger. La langue du poète révèle mais ne tranche pas : s’agit-il d’une intervention extérieure ? Car en effet « Un dieu trancha leur conflit ». Ou bien est-ce un processus qui naît de l’intérieur de ce chaos même, ce dieu étant assimilé à « la nature en progrès », ou « la nature toute puissante » selon les traductions. L’intellection exigerait d’entendre le latin, ceci est indiscutable, mais c’est précisément à y perdre son latin. Car encore, ce dieu est-il alors le seul, ou un seul parmi d’autres ? « Quel qu’Il fut entre les dieux » précisera Ovide, certes, mais s’il leur était antérieur, alors un monothéisme naturel précéderait l’affluence divine prochaine. Car il invoque ensuite « le dieu »  puis encore « l’artisan de l’univers, origine d’un monde meilleur »… L’origine conserve son secret. Toujours est-il que le processus historique des métamorphoses commence par cet acte de séparation et de déploiement qui va discerner les choses en les situant en des lieux distincts et les accorder entre elles. Voilà l’élément du feu rassemblé au faîte du monde en soleil, en dessous de lui l’air, puis la terre ramassée en un disque, enfin les flots s’enflant au souffle des vents délimitant les rivages. C’est une fois ces frontières fixes posées que « cachées depuis longtemps sous la masse qui les écrasait, les étoiles se mirent à fourmiller par tout le ciel » et que « les astres et les formes des dieux » occuperont « le parvis céleste » : les astres y seront vivants. Dès le livre II, la nymphe Callisto, beauté parmi les belles, deviendra la constellation de la Grande Ourse.

Cette longue épopée des formes qui informent la matière du récit à venir des métamorphoses de l’humanité mortelle et des dieux passionnés et susceptibles naît d’une uniformité informe. Et ce qui y distinguera l’humanité des animaux est que son créateur, Prométhée, lui « donna une face et il lui ordonna de contempler le ciel et de lever son visage vers les astres. »