La pensée du cinéma

26.06.2017
Image extraite de Rear Window (Fenêtre sur cour), film réalisé par  Alfred Hitchcock, sorti en 1954.

Image extraite de Rear Window (Fenêtre sur cour), film réalisé par Alfred Hitchcock, sorti en 1954.

La pensée du cinéma, par Jean-Clet Martin

La philosophie, trop souvent, est réputée abstraite. Elle fige. Elle enferme le réel dans des catégories. Bergson rêve de faire sauter ce cadre étroit. Il va introduire du mouvement dans la pensée. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui dure : comment le mouvement peut-il durer ? Comment peut-il se prolonger et même se modifier ? Ce rêve de faire durer le mouvement correspond à la naissance du cinéma… Bergson est strictement contemporain de cette nouveauté. Il entre dans une époque où l’image ne se contente plus de faire un tableau. Au lieu que l’image séjourne dans un instantané, elle invente son propre mouvement. Il s’agit d’une création redoutable quand la photographie sort de son cadre pour faire du cinéma, pour enchaîner, animer différents plans dans une seule séquence. Ne fallait-il pas que la pensée, elle aussi, témoigne de ce décadrage mobile, de cette profondeur qui bascule de l’avant-plan vers l’arrière-plan pour creuser une fuite infinie ?

Deleuze, lecteur de Bergson, se propose de refaire cette histoire de « la pensée » et du « mouvant », une dramatisation aussi importante que la découverte de la perspective durant la Renaissance. Il est donc l’un des premiers philosophes à prendre pour objet le cinéma, quand Bergson ne fait que l’effleurer. Et au lieu de reproduire le mouvement de la vie, le cinéma va vouloir le « faire », en éprouver de nouvelles formes qui n’ont rien à voir avec le récit. C’est que le « montage » n’est pas une narration. Entre les images, le montage technique va introduire des intentions, des affections, des pensées qui ne passent pas par le discours. Il n’en fallait pas plus à Gilles Deleuze pour associer Matière et mémoire, le titre le plus énigmatique de Bergson, aux innovations du cinéma. Mais comme le cinéma n’est pas un récit, il lui fallait de plus renouer avec un autre philosophe encore, philosophe américain qui découvre des signes, des manières de signifier qui ne passent pas encore par des mots,  ni même par une narration, mais  par des émissions, des sonorités, des qualités perceptives ou affectives, affectives ou contemplatives, contemplatives ou idéatives. Voilà pourquoi le cinéma n’est pas de la littérature et qu’il ne s’associe pas comme font des propositions. Le cinéma fait mieux qu’une grammaire, mieux qu’une rhétorique.

On le comprendra par un auteur charnière comme Hitchcock. Il s’agit d’un cinéma mouvementé, un cinéma d’action et par conséquent charpenté par une forte intrigue. Mais ce n’est pas du récit.  Ce qui caractérise les films d’Hitchcock, c’est plutôt un mouvement contrarié. Dans Les oiseaux, il s’agit d’une formidable accumulation de volatils qui rendent toute action impossible. Dans Psychose, c’est une vie retranchée dans un hôtel dont toute issue est finalement bloquée par la mémoire d’une mère qui est venue remplir la vie de son héritier. Bruits de douche et oiseaux empaillés. Dans Vertigo, le vertige rend impossible la descente d’un escalier. L’instant ne se franchit pas. Il se mue en un véritable drame, en une séquence qui confronte l’action au temps, un temps infime mais qui vient pourtant tout remplir et tout bloquer. Ce que le suspense va suspendre ici, c’est précisément l’enchaînement moteur des actions. L’image-mouvement se trouve saturée par des éléments qui n’appartiennent plus à la mobilité, mais qui culminent dans une élongation du temps et de la pensée. La musique accourt pour remplir le vide, le temps-mort. Il s’agit là d’un accident de l’action qui conduit à ce que Deleuze nomme une Image-temps.

Pour rester dans la référence au cinéma d’Hitchcock, à travers ce suspense se produit précisément une suspension du mouvement. Cet accident, cet événement contrarié est le sujet explicite de Fenêtre sur cour. Ici, Jeff, le personnage principal est immobilisé sur un fauteuil roulant. Il est enfermé dans une chambre digne des espaces que Beckett développera également au théâtre. Mais l’action contrariée, à la différence du théâtre trouve des issues dans le temps du cinéma. Elle fait du temps son labyrinthe, du côté du flash-back ou encore d’une image qui se dédouble entre différentes fenêtres. L’intrigue bifurque et associe des tranches de vie que le téléobjectif va explorer en profondeur, passant d’une fenêtre à l’autre, au point de faire surgir un doute, un soupçon, celui d’un crime possible.

Se produit ainsi un dédoublement de l’image que Deleuze nommera « l’image-cristal ». Le cristal n’est en ce sens rien d’autre que la superposition,  la juxtaposition d’images dont les rapports ne s’organisent plus par l’action, par le verbe conjugué, mais plutôt par des formes infinitives, ou par des signes nombreux. Ces derniers tiennent aux bruits, aux jappements d’un chien, à l’écho d’une bouteille de champagne ou de rires de fête, le son étant véritablement filmé comme une image, témoignant de la montée de l’angoisse et de la sollicitation de l’imagination. C’est la scène fabuleuse de l’assassin qui monte l’escalier, lumière éteinte. On l’entend respirer, les pas sont amplifiés, son image est anticipée par d’infimes craquements du bois, au point de solliciter la peau, d’engager la pensée sur les ressentis du frisson.

Jean-Clet Martin, agrégé et docteur de philosophie, a été directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris de 1998 à 2004, et est l’auteur de nombreux ouvrages.