La parfumerie des années soixante

16.03.2018
Twist des sixties

Twist des sixties

La parfumerie des années soixante, par Annick Le Guérer

Inventivité, développement des produits de synthèse mélangés à de beaux ingrédients naturels, classicisme, sensualité, caractérisent la parfumerie des années 60.

Inventivité assurément, avec la fondation, en 1961, de diptyque, par trois passionnés issus du milieu des Beaux-arts et de la décoration que rien ne prédisposait à la création en parfumerie.  Anticipant un désir de liberté et de fantaisie qui a éclaté à la fin de cette décennie, leur boutique du 34 boulevard Saint Germain s’est singularisée tout de suite en proposant un mélange hétéroclite de parfums anglais peu connus en France, de jouets en bois, de tissus dessinés par les trois associés.  Une petite structure indépendante, qualifiée plus tard de « niche », en marge de l’industrie « lourde » du parfum qui déploie pour chaque nouveau produit, publicités, échantillons, films, égéries mondialement connues.  Ses bougies parfumées, très originales et de grande qualité, la feront très rapidement connaître.

Entré chez De Laire, un très important laboratoire de molécules synthétiques, le grand parfumeur Guy Robert élabore un parfum construit autour des aldéhydes, de la rose, du jasmin, du narcisse et de la tubéreuse.  Lancée en 1960, année où John Fitzgerald Kennedy prend le pouvoir aux USA et où le nouveau franc entre en circulation en France, Madame Rochas marque l’arrivée de celle qui prend la direction de la société après la mort prématurée de son mari. Le parfum est présenté à Paris au cours du vernissage d’une exposition consacrée aux plus beaux portraits de femmes.  Son auteur crée pour Hermès en 1961 un autre grand succès Calèche, un chypre floral mêlant la rose, l’iris, le jasmin, le vétiver. Bal à Versailles, apparu en 1962 et imaginé par Jean Desprez, est une composition extrêmement riche et sensuelle faisant appel encore à la rose, au jasmin et au vétiver mais aussi à des notes animales qui sont complètement abandonnées aujourd’hui : le musc tonkin et l’ambre.

Rappelons que la précieuse sécrétion du chevrotin porte-musc, un petit animal qui vit au Tibet, sur l’Himalaya, au Népal et en Afghanistan apportait beaucoup de sillage et de volupté. Mais interdite depuis 1973 pour protéger l’espèce menacée de disparition, elle ne peut plus entrer dans les formules.

L’ambre gris (la « Roll’s de la parfumerie » selon le parfumeur Maurice Roucel) n’est pas proscrit par la Convention de Washington mais ne figure plus dans les parfums. Issue des intestins du cachalot, cette précieuse pâte odorante flottant sur la mer ou échouée sur les plages du Pacifique et de l’océan Indien était un incontournable apport de sensualité… mais une fois brûlée par le soleil et ballotée par les vagues une centaine d’années pour permettre l’élimination de certaines facettes malodorantes …

Retour au plus pur classicisme, Bal à Versailles est une évocation de l’art de vivre raffiné qui se déployait au XVIII e siècle dans le château élevé par Louis et où les senteurs étaient si présentes que la cour de Versailles, sous Louis XV, fut surnommée « la cour parfumée ».  Présenté dans un superbe flacon dessiné par Pierre Dinand, c’est avec  Joy  de Patou le parfum le plus cher du monde.

1963 voit l’avènement de la société de consommation, des loisirs, de la publicité et de la télévision. Après avoir introduit le New Look avec « Miss Dior » au lendemain de la seconde guerre mondiale, Christian Dior confie à nouveau à Paul Vacher la formulation d’un chypré-boisé-fruité, contenu dans une amphore surmontée d’un bouchon en forme de bouton de rose : Diorling. 

 Après « Pour un Homme » de Caron à la lavande et à la vanille, « Moustache » de Rochas    à la mousse de chêne et au cédrat et les « Vétiver » de Caron et Guerlain », Brut de Fabergé élargit en 1964 la palette masculine avec ses notes fougère-fleurie-ambrée. Cette année-là est aussi celle du premier Yves Saint Laurent, un chypre fruité signé Michel Hy que le couturier rendra à jamais célèbre en posant nu devant l’objectif du photographe ! Monsieur Balmain (1964), « un petit chef-d’œuvre en dix produits », est dû à la talentueuse Germaine Cellier, une compositrice qui a marqué l’histoire de la parfumerie.

Après des études de chimie, cette belle et élégante Bordelaise au caractère bien trempé, au langage cru, aux mœurs libres, grande fumeuse et buveuse, entre chez Roure et transpose dans ses créations les courants picturaux de son temps. Les artistes qu’elle fréquente à Montparnasse sont une source d’inspiration inépuisable.

Plus encore que Chant d’Arômes (1962), c’est Habit Rouge , en 1965, qui dévoile le grand talent de Jean-Paul Guerlain.  Cet oriental boisé et épicé concocté en toute liberté, en l ’absence complète des contraintes administratives, budgétaires et marketing que les compositeurs actuels connaissent aujourd’hui, ouvre encore un peu plus le champ des parfums pour hommes. Bernard Chant (IFF) pousse l’audace jusqu’à introduire l’ananas dans Aramis, un masculin pour Estée Lauder.

Eau Sauvage triomphe en 1966. Après le lancement de « Diorissimo » (1956), un chypre poudré et opulent, la Maison Dior fait à nouveau appel à Edmond Roudnitska pour élaborer un chypre traditionnel mais aéré, dépouillé, simplifié, aux inflexions légères et fleuries. Destiné aux hommes, il est largement adopté par les femmes et donnera lieu à de nombreuses imitations. Convaincu que la parfumerie est un art et le parfum une œuvre de l’esprit, ce grand compositeur passera toute sa vie à affirmer que les parfumeurs travaillent d’abord avec leur intellect avant de le faire avec leur nez. À travers ses livres et ses créations olfactives, il luttera contre la banalisation du parfum et l’imposera jusqu’au bout comme une création artistique.

Max Gavary (IFF) débute l’année suivante avec Infini de Caron, un très bel aldéhydé fleuri et un succès fracassant. Sa veine prometteuse   se poursuit avec en 1968 Vivre de Molyneux, un chypre fleuri qui deviendra une référence. C’était la première fois qu’étaient glissées dans cette famille de fragrances des notes de cyclamen, de lilial et d’hélional qui évoquaient les arômes de mer et de plage.

Climat est le premier parfum lancé en 1967 par Lancôme depuis son rachat par L’Oréal.  Ce groupe réalisera le souhait du fondateur de la marque, Armand Petitjean, de l’installer aux USA. Dernière grande figure des « mousquetaires » de la parfumerie, celui-ci avait sillonné à dos de mulet et armé d’un révolver des pistes peu sûres en Amérique du Sud avant de rencontrer François Coty, le « Napoléon de la Parfumerie » et de se consacrer au parfum.  Synonyme « d’élégance à la française », Climat marquera son époque.

Avant les tumultes du mois de mai, 1968 voit émerger des eaux sages comme L’Eau de Sport Lacoste, une eau tonifiante à base d’agrumes et d’épices, réalisée par Jean Kerléo. Ce Breton qui sera le « nez » de la Maison Patou pendant trente-deux ans est aussi à l’origine de l’Osmothèque… Ce célèbre conservatoire de la parfumerie est une banque de données olfactives sans équivalent, née de la volonté de créer un lieu unique pouvant archiver, reproduire les formules et fournir un outil indispensable pour appréhender l’histoire de la profession.  Beaucoup moins sage, la même année, Diptyque, né du désir de ses trois fondateurs de faire découvrir de nouvelles odeurs sans se préoccuper des modes, lance L’Eeau, inspirée par une recette de pomander aux clous de girofle et par celle d’un pot-pourri du 16 e siècle.  Cette eau de toilette très originale sera tout de suite remarquée.

69, « année érotique » chantée par Gainsbourg est aussi celle d’un « ovni » : Calandre, composé pour Paco Rabanne par Michel Hy qui y mêle aux roses pour la première fois une molécule découverte dans la mousse de chêne : l’evernyl. Le visionnaire couturier espagnol après avoir fait défiler sa première collection  expérimentale de douze robes en plastique, métal et cuir, impossibles à porter,  ne pouvait que présenter une fragrance révolutionnaire.

C’est une révolution d’un autre type qui s’amorce avec la nouvelle décennie 70 : l’arrivée du marketing dans la parfumerie…

 

Annick Le Guérer, anthropologue, historienne, écrivain de l’odorat et du parfum, a publié notamment: Les pouvoirs de l’odeur (François Bourin 1988, Odile Jacob 2017), L’odorat, un sens en devenir (L’Harmattan, 2003), Trois histoires de nez aux origines de la psychanalyse (L’Harmattan 1999), Le parfum des origines à nos jours (Odile Jacob 2005), Histoire en parfums (Le Garde Temps 1999), Sur les routes de l’encens (Le Garde Temps 2001), Quand le parfum portait remède (Le Garde Temps 2009), L’osmothèque, si le parfum m’était conté (Le Garde Temps 2010), 100 000 ans de beauté (en collaboration, Gallimard 2011), Givaudan, une histoire séculaire dans Une Odyssée des arômes et des parfums (La Martinière 2016).