La Nona Ora

20.11.2017
La Nona Ora est une œuvre sculpturale conçue en 1999 par l'artiste italien Maurizio Cattelan et exécutée sous sa direction par Daniel Druet et Odile Hautemulle.

La Nona Ora est une œuvre sculpturale conçue en 1999 par l'artiste italien Maurizio Cattelan et exécutée sous sa direction par Daniel Druet et Odile Hautemulle.

LA NONA ORA, par Paul Nyzam

Il y a des images qui s’incrustent durablement dans la rétine, dépassant le contexte spécifique dans lequel elles sont apparues pour entrer, en quelque sorte, dans le domaine public, dans un imaginaire visuel collectif. Certaines œuvres d’art ont, au cours des siècles, acquis ce statut particulier, notamment celles ayant provoqué incompréhension, malaise ou  scandale. Avec la sexualité, la religion est probablement le thème le plus prompt à déclencher la controverse : si l’actualité a tendance à concentrer notre attention sur l’islam, l’histoire de la chrétienté se révèle également parsemée d’esclandres. On se souviendra des procès intentés à Véronèse ou au Caravage par les tribunaux de l’Inquisition, à l’émotion suscitée dans les années 1960 par La Religieuse de Jacques Rivette ou La Ricotta de Pier Paolo Pasolini, ou encore au Piss Christ (1987) du photographe Andrés Serrano vandalisé lors d’une exposition de la collection Lambert en Avignon.

La Nona Ora s’inscrit dans cette lignée. Œuvre réalisée en 1999 par Maurizio Cattelan, enfant terrible de l’art contemporain, elle montre le pape Jean Paul II – représenté dans une forme de sculpture hyperréaliste, en cire et grandeur nature – fauché par une météorite. Il repose au sol (une vaste moquette rouge), dans sa soutane blanche, les traits crispés dans une expression de douleur et les mains agrippées à sa férule. Autour de lui, des éclats de verre attestent de la violence du choc qui vient de se produire. Le titre de l’œuvre fait référence à un verset de la Bible relatant la mort du Christ sur la croix, en proie au doute tandis que le poids des péchés du monde l’accable : « Et vers la neuvième heure, Jésus clama en un grand cri : Eli, Eli, lama sabachthani ? c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27:46).

Alors que doit-on lire dans la Nona Ora ? La météorite incarne-t-elle ce poids du péché qui jadis fit ployer Jésus et désormais s’abat sur le pape, soulignant l’humanité du souverain pontife ? C’est ce que Cattelan a sous-entendu en déclarant au sujet de son œuvre : « Je ne vois pas un homme qui a échoué, plutôt un homme qui souffre. Un homme qui porte un fardeau sur ses épaules, pour toute l’humanité ». Ou bien la charge est-elle plus pernicieuse, l’artiste prenant un malin plaisir à malmener l’autorité pontificale en enfermant son représentant dans une situation pour le moins grotesque ? Probablement les deux.

Et c’est bien là la force de la Nona Ora, dont le sujet cristallise certains des tabous structurant les sociétés contemporaines par une mise en scène spectaculaire des tensions entre sacré et profane, pouvoir et vulnérabilité. La diffusion même de cette œuvre – son acquisition par le collectionneur François Pinault en 2001, deux ans seulement après sa création et pour un prix record à l’époque ; le contexte toujours turbulent des expositions dans lesquelles elle a figuré ; l’encre des commentateurs que sa courte existence a déjà fait abondamment couler – alimente son aura polémique. Car au fond, la Nona Ora interroge le rôle de l’artiste au sein de la société et questionne les limites de l’irrévérence et de la transgression dans un monde où la liberté a été érigée en valeur sacrée. Une œuvre comme un coup de poing et qui rappelle les mots de René Char : « ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ».

 

Paul Nyzam est spécialiste en art contemporain chez Christie’s.