La ligne du dessin

21.08.2017
Rembrandt van Rijn (1606/7-1669), Trois arbres (eau-forte)

Rembrandt van Rijn (1606/7-1669), Trois arbres (eau-forte)

Dans son ouvrage « Système des beaux-arts » (1920), le philosophe Alain propose un exposé typologique de l’ensemble des productions esthétiques humaines, qui toutes procèdent de l’imagination. Parmi les dix livres qui le composent, le neuvième traite de l’art du dessin.

Alain associe le dessin à l’écriture, en ce que ces deux procédés proprement humains allient le geste au signe. C’est le geste même qui trace un signe, lettre ou ligne. « C’est le geste fixé. » « La ligne est l’invention propre au dessin » pose-t-il d’entrée de propos. Mais cette ligne tracée ne suit pas nécessairement les lignes que la nature offre à voir, ni toujours les contours des formes observées. Voire « le dessinateur traduit par des lignes ce qui n’offre point de lignes, et néglige souvent les lignes que la nature lui présente. » La ligne du dessin n’imite pas mais interprète d’un geste une forme. Elle est un jugement de l’artiste. Le dessin est une abstraction en ce qu’à l’inverse de la peinture ou de la sculpture, il se passe de matière. En ce sens la beauté du dessin est « indépendante du modèle » : « un dessin est beau comme une écriture est belle. »

L’objet du dessin est le mouvement de la forme. Le dessin croque le fil d’une action, quand bien même son sujet est immobile. Peinture, sculpture et photographie saisissent des instantanés d’une action. Ils peuvent faire comprendre un mouvement, mais n’en manifestent qu’un instant fixe, immobile comme la fameuse flèche de Zénon d’Elée, appelée en exemple, qui à tout instant de son parcours est là où elle est, comme si elle ne se mouvait point. Par ailleurs, la couleur de la peinture retient l’attention et accentue cette immobilité, tandis que ce signe qu’est un dessin dans la blancheur du vide traduit l’action et la donne à percevoir, donc ressentir. « La ligne du dessin nous invite aussi au geste et au mouvement » : le dessinateur « nous entraîne » et « nous dispose par la forme des lignes à une action vive ou lente. » « Il nous semble donc toujours qu’un beau dessin va se mouvoir. » Il peut aussi bien s’agir du mouvement d’un sentiment. Mais le dessin, « art vif », délinée la motion plutôt que le détail, car il élit en lignes ce qui va et vit préférablement à ce qui est et pèse. Cela est dû à sa nature abstraite.

Ce sera par cette saisie du mouvement que le dessin exprime les formes. Les lignes continues ne se retouchent pas mais se superposent « par ligne reprenant la ligne », « tantôt réunies, tantôt séparées, toujours distinctes. » Leurs inflexions, l’énergie qui coule dans le geste qui les a tracées, sont le sceau de l’artiste. Le dessin empruntera certainement aux arts voisins, pour faire valoir les reliefs ici ou la ressemblance physique là, « dessin sculptural » ou « dessin pictural », « afin d’alourdir et de fixer la chose en atténuant la ligne. » Pourtant l’art du dessinateur demeure de choisir, de ne pas tout dire, afin de ne signifier que ce que l’essence de son art peut seule saisir : la forme mouvante.

Alain, né Émile-Auguste Chartier (1868-1951), philosophe français au style sévère et rigoureux, à la pensée édifiante (qui entend élever moralement) et compendieuse (concise et complète) est un penseur dont le bon aloi et la mesure prônée ont dissimulé sa forte originalité sous une apparence de conformisme. Il est certainement une esthétique alinienne à laquelle une pensée libre n’est pas tenue de souscrire. Mais le philosophe, savant amateur d’arts, pense et définit ce qui fait l’essence de l’expression de chaque art. En ce sens, sa pensée aide à affiner la perception esthétique.

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