La fresque évanouie

17.11.2017
Léonard de Vinci (1452-1519) - Tête d'un guerrier ('le chef rouge ') - étude pour la bataille d'Anghiari, 1504-5, Musée des arts fins, Budapest

Léonard de Vinci (1452-1519) - Tête d'un guerrier ('le chef rouge ') - étude pour la bataille d'Anghiari, 1504-5, Musée des arts fins, Budapest

La bataille de Marciano, fresque murale de Giorgio Vasari, est-elle un palimpseste* de briques de la bataille d’Anghiari, fresque ébauchée de Léonard de Vinci ? Le Maître la pensait majeure dans son œuvre, elle éblouit ceux qui la virent, mais hormis croquis, copies et récits, disparue !

La Salle du Grand Conseil, ou Salle des Cinq-Cents, venait d’être bâtie à l’intérieur du Palazzo Vecchio de Florence. L’heure était revenue de concéder aux familles florentines une participation au gouvernement de la Cité avec la création d’un organe collégial, après que le règne des Médicis avait rompu avec les racines républicaines de Florence par son autocratisme enragé. Après le décès de Savonarole, leur successeur à la probité spirituelle fanatique, il importait de pérenniser l’existence de ce Grand Conseil en pourvoyant ce lieu de la dignité de sa charge par des œuvres d’art édifiantes : ainsi fit-on appel à rien moins que Léonard de Vinci et Michel-Ange afin de confier à chacun la conception d’une fresque murale en vis-à-vis l’une de l’autre célébrant des haut-faits du passé de la ville. Aucun des deux ne vint à bout de sa commande.

Vinci, artiste surnaturel, était connu pour sa lenteur d’exécution, son manque de fiabilité, menant maints travaux de front mais non tous à bien. Aussi, de nombreuses lettres des commanditaires florentins attestent de leur souci de la réalisation du carton préalable à la mise en chantier de la fresque murale, assortissant conditions, délais et rémunération, avec un étrange mélange de tons ferme puis conciliant afin d’obliger l’artiste sans le désobliger. Il se mit à la tâche à l’automne 1503 jusqu’au printemps 1506. Son sujet était une bataille remportée par les florentins et alliés papistes sur les troupes milanaises mercenaires, près de la bourgade d’Anghiari le 29 juin 1440 en Toscane. La composition prévoyait d’enclore la scène centrale, la prise de l’étendard ennemi, d’autres tournants saillant de l’engagement militaire.

Il acheva le carton, qui fut exposé avec celui de Michel-Ange. Benvenuto Cellini, le père de la statue de Persée, écrit au sujet des cartons des deux Maîtres : « Tant qu’ils restèrent entiers, ils furent l’école du monde. » Quant à la fresque, l’expérimentation technique qu’il mit en œuvre, par une si épaisse peinture à l’huile que le bûcher chargé de la sécher la fit couler, échoua. Il semble qu’abattu, Vinci ait abandonné l’œuvre tandis qu’il était opportunément mandé à Milan par le roi de France, Louis XII.

Seule la scène centrale fut conçue, mais laquelle ! Du temps qu’elle demeura visible, elle fut tenue pour un apogée d’Art. La réalisation opposait les milanais, grimaçant, contorsionnés et à ce point unis à leurs montures qu’ils ne semblaient plus qu’un monstre de fureur, sorte d’hippogriffe féroce et possédé, aux florentins qui les défirent, représentés dans leur noblesse chevaleresque, demeurant maîtres de leur humanité au plus fort du conflit. La distribution des attributs symboliques, la furie de Mars contre la prudence de Minerve, parachevait cette présentation iconographique. L’œuvre stupéfia.

« Il est impossible d’exprimer l’inventivité de Léonard de Vinci dans l’élaboration des uniforme des soldats qui sont dessinés avec une variété d’ornements, de casques et de blasons, sans compter son incroyable capacité démontrée par le mouvement et la forme de ces chevaux que Léonard est parvenu à créer, mieux que tout autre maître, dans toute leur hardiesse, tous leurs muscles et toute leur gracieuse beauté. » Ces lignes sont de Giorgio Vasari, le peintre même qui recouvrit en 1563 cette fresque inachevée de la bataille d’Anghiari par celle de Marciano. Est-il seulement vraisemblable que Vasari ait osé poser ses pinceaux besogneux sur ce grand œuvre d’un maître qu’il vénérait, ou n’aurait-il pas fait bâtir un mur de briques par devant pour y réaliser sa propre fresque, procédé dont il avait déjà usé pour sauvegarder la fresque de la Trinité de Masaccio dans l’église Santa Maria Novella de Florence ?

C’est la thèse de Carlo Pedretti, émise dans les années 1970. Parmi les divers indices qui l’étayent, le fait que des copies de la fresque inachevée de Léonard de Vinci faites peu avant que Vasari ne se mît à l’œuvre, témoignent qu’elle était encore en bon état ; et la présence de l’inscription « Cerca, trova » (cherche, trouve) dans la fresque de Vasari, laquelle pourrait s’adresser à la sagacité d’un scrutateur du futur, lui indiquant sibyllinement qu’une fresque peut en cacher une autre, et d’un autre tonneau. L’indice est romanesque et fait l’objet de contestations, des historiens avançant d’autres origines avisées à la présence de ces mots.

Des  recherches sont lancées, échographie, radar… ça sonne creux. En 2012, après des années de démarche, Maurizio Seracini, expert d’art indépendant tenant pour sûre la thèse de Pedretti, est autorisé à percer six trous dans la fresque de Vasari. La cavité existe et les informations obtenues par micro-caméras et sondes endoscopiques semblent corroborer la validité de l’hypothèse sans la démontrer.

Il y a de l’ironie en ce que Vasari, ce « mécène de la renommée » (André Suarès), connu pour ses portraits d’artistes qu’il côtoyait et admirait, à qui l’on doit les termes « Renaissance » et « Gothique », aïeul de l’histoire de l’art et par ailleurs artiste bien mineur, fasse obstruction au reliquat d’une œuvre d’art majeure d’une époque majeure dans l’art. Car « Vinci tenait trois de ses œuvres pour capitales : La statue équestre de François Sforza, la Cène, la Bataille d’Anghiari ». (André Malraux, 1951). La présence possible d’un chef d’œuvre dissimulé d’un des plus vastes et lumineux génies de l’Humanité aiguise bien des appétits et les recherches menées pour l’identifier laissent experts et amateurs d’art sur leur faim: faut-il donc casser la croûte de Vasari ?

 

* : un palimpseste est un manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d’un second texte.