La couleur-paysage d’Alfredo Pirri

28.05.2018
Alfredo Pirri, Arie, 2014, 100 x 100 cm, émaux acryliques sur plumes et plexiglas coloré, photographe Giorgio Benni. 
(courtesy Alfredo Pirri)

Alfredo Pirri, Arie, 2014, 100 x 100 cm, émaux acryliques sur plumes et plexiglas coloré, photographe Giorgio Benni. (courtesy Alfredo Pirri)

La couleur-paysage d’Alfredo Pirri, par Soko Phay

Parallèlement à son intérêt pour d’autres sujets – les éléments d’architecture, les masques, les miroirs brisés –, Alfredo Pirri s’intéresse aux couleurs chaudes et froides qu’il fabrique lui-même, à leurs teintes lumineuses ou ombreuses, à leur viscosité en les mêlant par exemple à de la matière grasse. Il fait de l’expérimentation des couleurs le point de départ de nouvelles fictions, et nous invite à les considérer comme des couleur-paysages, en ce qu’elles font image en donnant à contempler, à méditer.

Face aux coulures d’un bleu intense de Acque, on songe à une pluie continue dont les gouttes laissent sur la vitre une traînée verticale ou encore à une averse au cœur de la nuit, comme si le firmament tout entier se dissolvait et se liquéfiait en folies d’encre. Pour Arie, l’artiste nous plonge dans un rose éthéré fait de plumes. Ces dernières sont une à une trempées dans de la résine, puis appliquées délicatement sur du plexiglas avant d’être toutes peintes au pinceau. Ce processus lent et minutieux vient en contradiction avec le caractère léger et ténu du paysage coloré. Les forces éthériques qui agissent entre ciel et terre, entre pesanteur et lévitation, sont perceptibles par les effets de réverbération des roses-plumes, des ombres et lumières. A la fois aérien et animal, tel est le paradoxe sublime de Arie dont la série, qui s’étale de 2013 à 2017, constitue des instants imagés, des photogrammes d’un film imaginaire qui, selon Alfredo Pirri, relaterait la chute d’un ange venu percuter les vitres de nos gratte-ciels.

Le devenir paysage de la couleur est ce désir de la peinture de se prolonger dans l’espace, par le truchement de la réverbération. Verso N en est l’exemple emblématique : après avoir peint les surfaces satinées des cartons, Alfredo Pirri les découpe pour donner forme et relief aux montagnes, à leurs crêtes et sommets pointus. La succession et l’inclinaison des cartons et des plexiglas sont travaillées en fonction de la source lumineuse pour une réverbération délicate et prégnante de la couleur rose pêche, rendant soudain le proche lointain. La couleur-source, souvent cachée et hors de portée dans plusieurs de ses œuvres, devient un enjeu de la capture lorsqu’il s’agit pour l’artiste de fixer la part d’insaisissable du réel. Notre attention est portée sur l’inframince, là où disparaît la frontière entre le paysage naturel et le paysage de l’âme.

Ces îlots de cimes baignées par la douceur de l’aube représentent l’expression visible d’un principe invisible. Tel est l’hommage rendu à Rudolph Steiner, qui déclare que « la couleur fleur de pêcher de l’incarnat humain est l’image vivante de l’âme » ; elle fait écho à la puissance du N qui est loin d’être le vide ou le néant, mais le devenir, la potentialité inépuisable du point zéro. La couleur-paysage d’Alfredo Pirri révèle au bout du compte la puissance de figurabilité, du désir qui anime toute peinture.

 

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’INHA.

Tags: