Les jardins de Bomarzo

01.05.2017
Jardin de Bomarzo - Dragon (photo d'Erin, Creative Commons)

Jardin de Bomarzo - Dragon (photo d'Erin, Creative Commons)

Fantasmagories grotesques ? Divertissement princier ? Errance initiatique ? Parabole alchimique ? Ensevelies de végétation plus de trois siècles, les créatures de roche volcanique du jardin de Bomarzo, dans le Latium, forment un rébus minéral qui réfute la raison et défie l’effroi.

Au bas d’un château perché de la province de Viterbe, dans la commune de Bomarzo, un petit bois ménage une promenade peuplée de sculptures monumentales jaillies de la mythologie, ou saillantes d’un cauchemar s’immisçant en ce monde. Ce château est celui de la famille Orsini, haute lignée de la noblesse italienne pourvoyant condottieres et papes à l’Histoire ; ce jardin de géants pétrifiés, bien mal nommé Parc des Monstres, fut le souhait de Pier Francesco « Vicino » Orsini (~1523-1585), grand condottière en son temps, mis en œuvre par l’architecte Pirro Ligorio (~1510-1583), et ses sculptures furent supposément confiées à Simone Moschino (1533-1610). Son ouvrage, qui se déploya des années 1550 à 1585 ou 88, s’inscrit dans la période du maniérisme européen qui prolonge et déjette l’humanisme raisonné de la Renaissance italienne.

Du courant artistique maniériste, appellation issue de « maniera » en italien, utilisée au sens d’ « à la manière » de Raphaël ou Michel-Ange, les deux titans tutélaires des arts de leur temps, ce jardin étrange, aussi nommé Bois Sacré, ne semble en retenir que l’usage des symboles et des disproportions, mais s’en différencie formellement. Surtout s’il est considéré en regard des jardins italiens d’alors, classiquement terrassés, agréables et agrémentés de jeux d’eau.

Ici, le parcours parsemé d’une trentaine de titans de pierre évoque plutôt un itinéraire symbolique des mystères de l’Antiquité, figurant Protée, Héraclès, Pégase, un dragon, la Bouche des Enfers… un orque gueule béante paraît attendre la tortue surmontée des armoiries des Orsini… la maison oblique pourrait représenter l’Eglise alors divisée… Chaque statue présente une inscription sibylline d’avertissement, la plupart devenues illisibles. Cette statuaire expressive rappelle aux historiens d’art celle étrusque – ceux-ci ayant été présents dans la région, ou celle orientale, grimaçante… Le cheminement de ce jardin en sous-bois ménage ses apparitions qui fascinent les sens et instruisent allégoriquement la conscience, conduisant enfin à une clairière où un temple classique est dédié à l’aimée du prince – comme aussi bien à l’épouse alchimique, Sophia, la sagesse qui couronne la quête spirituelle.
Ce jardin de sauvagerie où la nature enserre ces dieux dangereux qu’il faut affronter pour croître, annonce par son exubérance l’art baroque. Mais quand celui-ci voit le jour, déjà la nature sauvage a recouvert ses inquiétants habitants : le parc sera à l’abandon jusqu’au XXe siècle.

Quelques grands artistes vinrent errer parmi ses vestiges, dont Claude Lorrain (~1600/1682) et Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), mais on attribue à la présence de Salvador Dali la résurrection de ce parc dont l’art entre en résonnance avec le surréalisme. Le cinéaste Michelangelo Antonioni lui consacre un court documentaire, Manuel Mujica Lainez et André-Pieyre de Mandiargues chacun un récit, Alberto Ginastera un opéra dodécaphonique, Niki de Saint-Phalle s’en inspire ouvertement, particulièrement avec sa Grande Papesse des jardins des Tarots et les créatures de Bomarzo, photographiées par Herbert List et Brassaï, feront régulièrement leur caméo dans divers films.

La diffusion des images chasse les mystères, met les esprits en fuite, interdit cet effet de découverte qui laisse interdit. Il faudrait pouvoir oublier ce qu’on a vu, à commencer par ce qu’on a lu, pour laisser ce cirque de cauchemars inciter son visiteur à conquérir son jardin surnaturel.

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