Homme cible

02.07.2018
Giorgio De Chirico (1888-1978) - Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (1914) Musée national d'art moderne, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, Paris

Giorgio De Chirico (1888-1978) - Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (1914) Musée national d'art moderne, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, Paris

Homme cible ou Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, par Paul Nyzam

En bas, un buste de pierre ou bien de marbre figurant un homme, le front partiellement dégarni, portant de curieuses lunettes sans branches, dont les verres d’un noir profond semblent comme deux cavités ouvertes dans le crâne, cachant un regard aveugle. À ses côtés, gravitant en quelque sorte dans l’espace, une stèle à double emblème : la conque et le poisson. Derrière, ou plutôt au-dessus de lui, dans l’embrasure d’une lucarne, apparaît une silhouette de profil, plongée dans l’ombre : celle de Guillaume Apollinaire. Un cercle au fin contour blanc a été tracé sur sa tempe, rappelant les cibles des stands de tir. Un autre, plus petit, a été dessiné sur sa clavicule, formant comme un clou planté dans l’épaule ; tandis qu’un trait, blanc et fin lui aussi, souligne la naissance du bras. La scène baigne dans une pénombre aux teintes brunes et vertes, éclairée seulement d’une lumière venue de la droite.

Peint en 1914 par Giorgio de Chirico, voici l’un des tableaux fondateurs du Surréalisme – un mot qui n’existe pas encore lorsque l’œuvre est réalisée, et pour cause puisque c’est précisément Guillaume Apollinaire qui l’inventera trois ans plus tard. L’œuvre tout entière procède par énigmes. En juxtaposant plusieurs plans dans une perspective improbable – comme celle des rêves où se superposent étrangement des éléments disparates – le peintre propose des lectures multiples, où se télescopent les références mythologiques à Orphée (suggéré par ses attributs – la conque et le poisson) et au devin aveugle Tirésias (que pourrait incarner la statue du premier plan).

Mais la fortune du tableau tient surtout à son histoire. Homme cible – c’est le titre initial de cette peinture – est offert par de Chirico à son ami Apollinaire, lequel compte parmi ses premiers et plus fervents défenseurs. Mais voilà : en 1916, le poète est mobilisé sur le front de la grande guerre et il est blessé par un éclat d’obus sur la tempe. À l’endroit précis où le peintre avait placé sa cible. Le mythe est en marche : de Chirico aurait eu la préscience du drame à venir ; l’artiste visionnaire aurait anticipé le destin du poète. Ce que l’on appellera bientôt un hasard objectif. Homme cible devient alors Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire.  

 

Paul Nyzam est spécialiste en art contemporain chez Christie’s.