Histoire des gestes du parfum

11.08.2017
Pomme de senteur tenue au bout d’une chaînette (détail d’un portrait  de femme de Nicolas de Neuchatel dit Lucidel)

Pomme de senteur tenue au bout d’une chaînette (détail d’un portrait de femme de Nicolas de Neuchatel dit Lucidel)

Histoire des gestes du parfum, par Annick Le Guérer

Mosaïques, peintures, flacons, objets de toilette, bijoux,  évoquent  au fil des siècles les gestes qui ont accompagné l’histoire plurimillénaire du parfum.

Sur les murs des  temples égyptiens, on peut voir des prêtres tenant en main un « bras à encens », sorte de long manche en bronze ou en bois doré muni à l’une de ses extrémités d’une tête de faucon et, à l’autre, d’une petite coupelle pour fumiger. Ce geste antique renvoie à une fonction primordiale du parfum : établir entre la terre et le ciel une communication. De « per fumum » (qui s’élève à travers la fumée), le parfum à l’origine était offert aux dieux pour  établir un lien entre eux et les hommes et obtenir protection et bienfaits. La fumée odorante qui montait vers le ciel devait non seulement apaiser leur courroux mais flatter leurs narines.

Les papyrus montrent encore les prêtres oignant de baumes aromatiques les statues des divinités et aspergeant le défunt, lors des  opérations de momification visant à faire de lui un « parfumé », un dieu, et à lui assurer une vie éternelle, avec des compositions parfumées.

Mais celles-ci ont également de nombreux usages profanes. Bas-reliefs et peintures répètent à l’envi le thème  des servantes complétant la toilette de leurs élégantes maîtresses par des senteurs délicates. Les scènes de banquet de l’époque pharaonique montrent encore ces servantes présentant sur des plats de petits cônes de graisse d’hippopotame ou de crocodile pétris de matières aromatiques. Fixés sur les perruques de cérémonie des convives, ils fondront doucement en répandant leurs effluves.

Les vases grecs, quant à eux, offrent de nombreuses représentations d’athlètes se frottant d’huiles odorantes. Et dans les collections des musées, on trouve des vases à parfum dotés d’un goulot à bord large et plat permettant d’en appliquer directement le contenu sur la peau et d’en faciliter l’étalement.

Héritiers de la culture grecque, les Romains de l’époque impériale vont se révéler grands amateurs de parfums. Sur les murs de Pompéi, une fresque détaillant les étapes de leur fabrication fixe aussi pour la postérité un geste toujours très actuel. Devant un Amour qui tient un flacon et un applicateur, une Psyché, beauté aux ailes de papillon symbole d’amour éternel, hume son poignet marqué d’une touche de senteur.

Autres gestes qui font partie de la vie quotidienne à Rome, ceux des « unctores » qui, au sortir des Thermes, se tiennent à  la disposition des baigneurs et baigneuses pour les frotter d’huiles de myrte, de marjolaine, de laurier ou de divers onguents comme le mélinum au coings ou le crocinum aux fleurs de safran. On a retrouvé des tubes à onguents encore dotés de petits applicateurs de bronze.

Au Moyen Age, une nouvelle gestuelle apparaît avec les pommes de senteurs. Elles sont représentées sur de nombreux tableaux dépeignant princes, aristocrates ou grands bourgeois les tenant à la main ou au bout d’une chaîne fixée à la taille ou au cou. Ces petites sphères ajourées d’or ou d’argent, parfois incrustées de  pierres précieuses et de perles qui contiennent des parfums solides  renforcés de musc et d’ambre,  marquent le rang social de leurs propriétaires. Mais surtout, en les portant à leurs narines, ils pensent se protéger des exhalaisons putrides, porteuses d’épidémies et de maladies.

Des fragrances plus légères, comme l’Eau de la Reine de Hongrie, réalisées par une nouvelle technique – la distillation alcoolique – vont concourir non seulement à la séduction mais à la santé. Au XIVe siècle, cette eau à base de fleurs de romarin, distillées avec de l’esprit de vin, aurait, selon la légende, permis à cette souveraine âgée et malade, de retrouver jeunesse, vitalité, beauté et d’être demandée en mariage par le roi de Pologne…Cette panacée miraculeuse et révolutionnaire dont le succès ne se démentira pas jusqu’au XVIIIe siècle est non seulement étalée sur la peau mais bue…Les médecins pensent en effet qu’il est bénéfique d’avaler les senteurs afin que leurs vertus salvatrices protègent le corps de l’intérieur.

Autre accessoire protecteur visible sur des tableaux Renaissance et qui va faire une brillante carrière en France avec l’arrivée de Catherine de Médicis venue épouser le futur Henri II : le gant parfumé. Déjà en usage  en Italie, il permettait de joindre l’utile à l’agréable en parfumant la main et en faisant écran aux miasmes véhiculés par les personnes infectées. René le Florentin, parfumeur de la reine, en fera grand commerce dans sa boutique sur le pont au Change. On l’accusa pourtant d’y avoir parfois introduit des poisons en profitant de l’odeur  puissante  des parfums animaux qui entraient dans ses  formules, transformant ainsi un innocent article de mode en un piège mortel, ce qui lui valut de connaître la prison.

À la cour de Versailles, d’où partent aux XVIIe et XVIIIe siècle les modes qui déferlent sur toute l’Europe, de nouvelles pratiques consistant à parfumer les éventails, les bonnets, les manchons, les linges, les vêtements, les perruques et jusqu’aux boiseries, vont encore accroître l’imprégnation aromatique de l’atmosphère, déjà emplie des exhalaisons émanant des pots pourris, des cassolettes et des oiselets de Chypre. Ces petits oiseaux de pâte aromatisée de pétales de rose, de benjoin, de mousse de chêne, de jasmin, sont disposés dans des cages en or  ou en argent, où ils se consument lentement en répandant  des fragrances délicieuses et thérapeutiques.

Les gantiers-parfumeurs regroupés en une corporation riche et puissante ont obtenu, en outre, le droit de se qualifier également de poudriers. Ils concourent à la saturation atmosphérique en développant considérablement  cette dernière activité autour du parfumage des perruques. Munis d’une énorme houppe de soie, ils jettent en l’air de toutes leurs forces leurs poudres à la jacinthe, à la fleur d’oranger, à la violette, à la tubéreuse. Leurs clients et clientes, enveloppés d’un long peignoir, le visage protégé par un cornet de carton pour ne pas être aveuglés, se placent de façon à les recevoir sur la tête lorsqu’elles retombent du plafond…Même si on risque de s’étouffer un peu,  cette opération est devenue indispensable à l’élégance.

Avec le vaporisateur, c’est encore une nouvelle façon d’utiliser les fragrances qui fait son apparition. Elle surgit à l’orée du XIX e siècle avec la vogue des bagues  à réservoir d’où l’on fait jaillir à volonté un minuscule jet parfumé, puis le système se perfectionne et gagne les flacons eux-mêmes. Aujourd’hui ce sont des diffuseurs faisant appel aux techniques les plus récentes qui participent de ce perpétuel renouvellement.

Des origines à nos jours, sous forme solide ou liquide, fumigé, brûlé, appliqué, bu, vaporisé le parfum n’a cessé d’induire des pratiques et des gestes qui  rendent compte de l’extraordinaire richesse d’un produit culturel qui reflète les connaissances, les techniques, les préoccupations et les valeurs de chaque époque.

 

Annick Le Guérer, anthropologue, historienne, écrivain de l’odorat et du parfum, a publié notamment: Les pouvoirs de l’odeur (François Bourin 1988, Odile Jacob 2017), L’odorat, un sens en devenir (L’Harmattan, 2003), Trois histoires de nez aux origines de la psychanalyse (L’Harmattan 1999), Le parfum des origines à nos jours (Odile Jacob 2005), Histoire en parfums (Le Garde Temps 1999), Sur les routes de l’encens (Le Garde Temps 2001), Quand le parfum portait remède (Le Garde Temps 2009), L’osmothèque, si le parfum m’était conté (Le Garde Temps 2010), 100 000 ans de beauté (en collaboration, Gallimard 2011), Givaudan, une histoire séculaire dans Une Odyssée des arômes et des parfums (La Martinière 2016).