Hasard et sérendipité de Guy Debord

28.09.2018
Constant New Babylon (1969)

Constant New Babylon (1969)

Hasard et Sérendipité dans l’approche situationniste de la géographie urbaine, par Corinne Melin

 

« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant. »
Guy Debord In girum imus nocte et consumimur igni, 1978

 

La revue Les Lèvres nues[1] de l’artiste surréaliste bruxellois Marcel Mariën sert d’espace de publication aux premiers essais critiques de Guy Debord sur la ville.
En 1955, il y publie Introduction à une critique de la géographie urbaine[2] où il définit le concept de psychogéographie et plus particulièrement ses effets. Il souligne que le « milieu géographique consciemment aménagé ou non » agit directement « sur le comportement affectif des individus ». Ses effets peuvent offrir des possibilités de repenser l’urbanisme, de faire de la ville un terrain de jeu « intégral et passionnant » pour « déprécier continuellement les divertissements courants ».
En 1956, Guy Debord publie dans la revue belge La théorie de la dérive[3] ; la dérive étant certainement « le mode d’expression le plus adaptée à la psychogéographie »[4]. La dérive, en effet, n’est ni un voyage ni une promenade. Il n’y a ni point de départ ni point d’arrivée, pas d’étapes à franchir. La dérive se pratique selon un mode rapide « technique de passage hâtif dans des ambiances variées ». Sa durée va de trois heures à trois mois. Sur une longue période de temps, une dérive en entraine une autre. En groupe, il existe autant de dérives que d’individus. Une dérive situationniste se fait selon l’état émotionnel du moment, en fonction des objets, des corps en présence, des situations rencontrées. Elle est ouverte en somme à l’inattendu. La dérive, précisons encore, se pratique non pas simplement à travers les « beaux » quartiers (bourgeois), commerçants, touristiques mais aussi à travers les quartiers peu visités, à la périphérie, en cours de construction, laisser à l’abandon. La dérive n’a pas de frontières, de limites imposées.
La fabrication de cartes[5] sert également cette visée. Le plus souvent, entre deux représentations topographiques est posée une tierce complètement arbitraire. Cet ajout « contribue à éclairer que certains déplacements ont le caractère de la parfaite insoumission aux sollicitations habituelles »[6]. On le comprend bien : les situationnistes proposent de marcher à contre courant de l’urbanisme dominant qui se fait en dehors de la sensibilité émotionnelle des Hommes.
Dans La déclaration d’Amsterdam signée par Debord et Constant[7], l’urbanisme unitaire est prôné comme la nouvelle attitude artistique, totalement indisciplinée, non fonctionnelle et complètement organique. L’architecture visionnaire New Babylon 1956-1974 de Constant en est paradigmatique. De multiples espaces intérieurs s’étendent à l’infini ; les habitants se déplaçant de site en site au sein d’un réseau de « secteurs », et reconstituant chaque aspect de l’environnement selon leurs propres désirs.

Pour le dire autrement, les situationnistes constatent à leur façon que les promoteurs de nos villes s’efforcent « de tout maîtriser et de laisser le moins de place possible à l’incertitude. Le hasard est alors en quelque sorte un solde : c’est ce qu’on ne parvient pas à prévoir mais que l’on se propose pourtant de réduire sans cesse (…).[8] ». Et pour cause le hasard c’est la probabilité, pas l’imprévu. Pensons au jeu de dés. En le lançant au hasard, on est au moins sûr qu’il va tomber sur une des six faces, quid de savoir laquelle. On peut alors imaginer des scénarios, répéter un lancé de dés pour le poser sur la face souhaitée, et ainsi de suite. « …l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. » écrit Debord dans La théorie de la dérive. Il serait donc souhaitable de ne pas se laisser dominer par le hasard, et laisser plus de place à la sérendipité. La sérendipité est une recherche attentive à « une donnée inattendue, aberrante et capitale »[9], permettant de tirer une nouvelle connaissance. Mener une recherche en ce sens, c’est accepter l’imprévu lorsqu’il surgit et en tirer avantage pour faire avancer, modifier, changer le cours des choses. Dans son processus, la sérendipité est en cela proche de l’innovation et/ou de la création. Pour innover, créer, on a besoin en effet d’un élément imprévisible, d’un élément qui fasse tout basculer, sans qu’on n’y soit préparé. Ainsi, la dérive des situationnistes ne pourrait-elle pas être considérée comme un art de la sérendipité, s’il en existe un ?
La révolution permanente, souhaitée par les situationnistes et en premier lieu Guy Debord, n’a pas réussi totalement. Cela dit, celui qui dérive n’est il pas une « figure de la résistance urbaine »[10] ? Certes la résistance est passive mais pour reprendre les mots de Walter Benjamin, elle est « l’essence même du courageux »[11]. Depuis Baudelaire, Benjamin, Debord, la préséance du marcheur invite à reconsidérer le pouvoir de la déambulation ; elle est une capacité du citadin à interagir avec son environnement, pour ensuite mieux le redéfinir. En ce sens, la dérive et ses parentèles ne peuvent mourir. Et, l’histoire récente des arts le démontre. Des générations d’artistes (comme le groupe italien Stalker, ayant crée en 1994 un laboratoire d’art urbain ou encore Urban Tapestries collectif londonien proposant dès 2003 une réforme de la relation au paysage urbain par le biais d’une application mobile) ont développé chacun à leur manière des chemins de traverses et des inattendus. Ils ont expérimenté et expérimentent encore l’espace urbain en dehors de ses hasards contrôlés.

 

Corinne Melin est docteure en esthétique et sciences de l’art, Université Paris 8. Membre associé au Laboratoire du Geste dirigé par Mélanie Perrier et Barbara Formis. S’intéresse notamment aux terrains communs entre différentes disciplines. Elle a publié entre autres Allan Kaprow, une traversée, en déc. 2014, Fragments pour Isidore Isou, artbook magazine édition, déc. 2017.

[1] « Les Lèvres nues, 1954-1958 », éditions Allia, Paris, nov. 1995.
[2]Les Lèvres nues n° 6, Bruxelles, 1955. Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine »
[3] Les lèvres nues, n° 9, Bruxelles, 1956, Debord, « La théorie de la dérive ».
[4] Internationale Situationniste,  n° 2, 1958. Abdelhafid Khatib, « Essai de description psychogéographique des Halles » p. 13.
[5] Les cartes sont un mode d’expression familier de la psychogéographie et force de proposition pour une dérive.
[6]  Ibid. Les Lèvres nues n° 6…
[7] L’essai de Debord « La théorie de la dérive » est republié en 1958 dans le numéro 2 de l’Internationale Situationniste.
[8] François Ascher, Préface au livre De la sérendipité de P. van Andel & D Bourcier, 2009 en cours de préparation à son décès, publié en guise d’hommage dans les actes du colloque, La sérendipité dans les sciences, les arts et la décision sous la direction de Pek Van ANDEL et Danièle BOURCIER, 20-30 juillet 2009, Centre Culturel de Cerisy, p.22.
[9] Ibid., actes du colloque, La sérendipité dans les sciences, les arts et la décision …, texte introductif, p. 8-9
[10] Capitales de la modernité, Walter Benjamin et la ville sous la direction de Philippe Simay, éditions de l’éclat, Paris, 2005. Régine Robin L’écriture flâneuse, p 40.
[11] Walter Benjamin, Paris capitale du XIXè siècle, éditions Cerf, Paris, 1985, p 11-46.