Le hasard de John Cage

05.10.2018
John Cage (1912-1992) en 1978 (photo©Corinto Marianelli)

John Cage (1912-1992) en 1978 (photo©Corinto Marianelli)

John Cage, ou le hasard comme discipline, par Karine Le Bail

Yi King, objet trouvés, cartes astronomiques, dessin ou écriture automatiques : à travers tous ces outils laissant libre cours au hasard, à l’aléatoire, à l’indéterminé, John Cage n’a eu de cesse de vouloir affranchir le geste créateur de toute subjectivité intentionnelle, de toute idée a priori, pour mieux s’épanouir dans un faire agissant et engager ainsi l’écoute dans l’instant présent. Cette expérimentation incessante, déclinée entre écriture, composition et œuvres plastiques, découle de la rencontre dans les années 1940 avec les philosophies orientales, qui bouleversent sa relation à l’espace-temps, au son, au silence. « Avant l’étude du zen, les hommes sont des hommes et les montagnes des montagnes », a écrit Cage. « Pendant l’étude du zen, les choses deviennent confuses. Après l’étude du zen, les hommes sont des hommes et les montagnes des montagnes. “Quelle est la différence entre avant et après ?” Il dit : “Pas de différence, sinon que les pieds sont un peu détachés du sol” ». C’est l’œuvre pour piano solo Music of Changes, composée en 1951, qui opère un premier déplacement, Cage faisant intervenir le hasard afin de découvrir les sons tels qu’en eux-mêmes, libérés de toute intentionnalité d’écriture, de toute subjectivité. « Recommençons à zéro : bruit, silence, temps, activité », note-t-il. Ici, Cage utilise le Yi King – ou Livre des mutations – pour déterminer les hauteurs, les durées et les dynamiques du son au hasard du tirage au sort entre les soixante-quatre hexagrammes du livre d’oracles de la Chine ancienne censés pouvoir interpréter l’ensemble des transformations du monde. Qu’il s’agisse du Yi King ou de tout autre procédé « non-intentionnel » de composition, il n’est nullement question d’une abdication du compositeur ou d’une forme masquant « la faiblesse fondamentale dans la technique de la composition », comme Pierre Boulez l’a reproché à Cage. Au contraire, celui-ci a recours aux opérations du hasard comme un véritable système de composition, pour mieux opérer une distanciation avec le sujet créateur et rapprocher ainsi l’œuvre de la vie :  « J’utilise le hasard comme une discipline», écrira-t-il. En mettant ainsi en échec l’idéologie de l’artiste démiurge, Cage rejoint Marcel Duchamp qui avait lui aussi utilisé le hasard à plusieurs reprises et avait déclaré en 1914, avec le Porte-bouteille, son premier ready-made, vouloir « abaisser le statut de l’artiste dans la société ».

Karine Le Bail est historienne (CNRS / EHESS).