Goethe haut en couleurs

19.06.2017
Aquarelle de la propre main de Goethe (1808), au Goethemuseum, Hochstift.

Aquarelle de la propre main de Goethe (1808), au Goethemuseum, Hochstift.

Le grand Traité des Couleurs du poète allemand Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) invite à regarder une erreur dans tout ce qu’elle dit de vrai. Il n’infirma pas les vues de la science sur les couleurs, auxquelles il s’opposait. Mais il mit en regard le discernement entre l’œil et l’esprit.

C’est chose étonnante qu’un poète qui se dresse face à la science. En l’occurrence que Goethe, aussi grand fût-il, voulût en remontrer à un géant parmi les génies, Isaac Newton (1642-1727). Combat perdu d’avance, équations et expériences de laboratoire sont insensibles au clapotis des mots qui font justement valoir la légitimité sensorielle.
Composé entre 1790 et 1823, ce traité des couleurs cumule près de 2000 pages qui font front à L’Optique de Newton (Opticks or a treatise of the reflexions, refractions, inflexions and colors of Light) paru en 1704. Ce dernier avait étudié la lumière au travers d’un prisme déployant son spectre coloré, et démontré en recomposant la lumière blanche au travers d’un second prisme que ces couleurs appartenaient à la lumière elle-même et n’étaient pas un effet de la réfraction du verre. La lumière blanche est composée de couleurs.
Le grand homme de lettres ne le voyait pas de cet œil. Le séjour des couleurs est dans le prisme. Sa théorie, qui repose sur l’opposition entre clarté et obscurité, tient que la couleur est ce qui assombrit la lumière et éclaircit la noirceur. Cet obscurcissement de la lumière pure par la couleur est une dynamique d’intensification de teintes, dont le mouvement de la lumière et les aléas des milieux qu’elle traverse fera percevoir le passage d’une couleur à l’autre, ou la naissance de l’une résultant de la présence de deux autres. Goethe considère les couleurs dans leurs relations au sein du spectre toujours perçu dans sa totalité. Par suite, Goethe attribuera encore des valeurs allégoriques et mystiques à chaque couleur, et des valeurs morales selon leur proximité avec la clarté, d’où provient le jaune, comme « savoir, clarté, force, chaleur, proximité, élan », ou avec l’obscur qui provient du bleu et que sont « dépouillement, ombre, obscurité, faiblesse, éloignement, attirance » ; « prestigieux et noble », le jaune induit une « impression chaude et agréable », tandis que le bleu, versant négatif, « nous donne une sensation de froid » et sera associé à l’inquiétude, la faiblesse et la nostalgie.

Du côté des labos et travaux aux instruments de mesure, on en rit encore. Les scientifiques pourraient prendre à témoin la dent dure qu’avait Paul Claudel contre le poète allemand, qu’il qualifie de « grand âne solennel » dans son livre Sainte-Geneviève (1923), puis, revenant à la charge dans son journal en 1932 : « Goethe incapable de sourire, dénué de toute espèce d’humour ou d’esprit ou de fantaisie. C’est un âne » (Paul Claudel en 1932). Or il ne peut être. Sommons Schopenhauer à la rescousse : « Goethe possédait le fidèle regard objectif qui se plonge dans la nature des choses ; Newton n’était qu’un mathématicien, seulement empressé de mesurer et de calculer, et basant ses fondements sur une théorie décousue du phénomène superficiellement saisi. C’est la pure vérité. Cela dit, grimacez maintenant à votre aise. » Le poète universel au savoir d’une incommensurable ampleur consacra vingt ans à l’étude des couleurs. Vues de l’intérieur de soi. Partant du phénomène primitif qui les perçoit. Quant à la fécondité esthétique de ces théories caduques, elles sont nombre, à commencer par l’immense précurseur de l’impressionnisme, J.M. William Turner (1775-1851) qui avait étudié le Traité du poète et s’y référait dans ses recherches pour élaborer les rendus picturaux de ses visions.

Newton et Goethe n’avaient pas étudié la même chose. Ce que voit l’œil, c’est entendu. Mais ce que perçoit l’esprit, il faut y regarder à deux fois: la dynamique d’opposition des couleurs du Traité de Goethe (bleu versus jaune, rouge versus vert, blanc versus noir) décrit une réalité cérébrale qui influe sur nos affections et notre agissement. Cet exemple édifie et met en garde au sujet du différend qu’il peut parfois advenir entre l’expérience vécue et des expertises statistiques qui assurent du contraire.

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