Le flamboiement de Douglas Sirk

18.06.2018
All that Heaven allows (Wyman)

All that Heaven allows (Wyman)

Les mélodrames flamboyants que réalise Douglas Sirk dans les années 50 sont l’apothéose crépusculaire d’un genre hollywoodien. Artificielles et saturées, les couleurs tonitruent et enflamment l’œil. Mais cette esthétique éclatante scintille de signes. Les tonalités concourent au récit.

Parmi la douzaine de films que Sirk réalise entre 1954 et 1959, cinq mélodrames en couleur (Magnificent Obsession, All that Heaven Allows, Written on the Wind, A Time to Love and a Time to Die, et Imitation of Life), avec Russel Metty – parfois assisté, à la direction de la photographie en technicolor ou Eastmancolor composent une palette tonale et émotionnelle éblouissante.
Au sujet de Written on the Wind (Ecrit sur du vent), Douglas Sirk justifie son choix de lentilles à focale profonde en ce qu’elles produisent une dureté des objets en donnant à la surface des couleurs une sorte de rugosité émaillé, faisant ressortir la violence intérieure des protagonistes. Il en conclue combien le style et la technique sont intriqués au thème du film (entretiens avec Thomas Elsaesse en 1972).
Si la codification chromatique de Douglas Sirk, ne s’interdit pas certains clichés – comme ce rouge de la voiture de Marylee Hadley et le rose incarnat de sa robe signifiant sa nature passionnelle et son inclination à la nymphomanie (Writtten on the Wind), elle est par ailleurs d’une grande pénétration psychologique qui éclaire des équivoques : dans All that Heaven Allows les couleurs automnales qui resplendissent en première partie du récit expriment chromatiquement l’idée d’harmonie des différences entre le jeune jardinier Rock Hudson vivant librement à l’écart de la petite société aux valeurs étriquées où vit Jane Wyman, veuve bourgeoise plus âgée. La dominante de bleu qui consacre l’hiver de la seconde partie du film – et qui ne correspond pas à la durée véritable de la saison (plusieurs années y défilent) se révèle être une « métonymie de l’hiver » évoquant « un temps lent et long vers lequel s’acheminent les deux personnages » analyse Jean-Loup Bourget, historien du cinéma. Ce dernier a consacré une conférence à l’usage polyvalent de la couleur bleue par Douglas Sirk, tantôt apaisant et moral, tantôt inquiétant et duplice.

Chaque plan d’un de ces mélodrames grandioses, sa tonalité d’ensemble et ses éléments dont les costumes, pourrait faire l’objet d’une analyse profonde. Cinéaste d’abord, Douglas Sirk, était un fin coloriste qui sut mettre à profit la palette d’intensités de couleurs permise par la trichromie, en particulier celle de Technicolor qui imposait au cinéaste un technicien sur le tournage, souvent le caméraman.
Technicolor avait des recommandations, comme le choix d’une lumière correspondant à l’émotion d’un personnage, que Sirk employa à merveille. Ainsi cet arc-en-ciel tonal lors d’une confrontation entre mère et fille dans All that Heaven Allows, signifiant la diversité des jugements et le désarroi de l’héroïne, ne sachant encore quel parti prendre. Mais il alla aussi à l’encontre de ces recommandations, par exemple en usant d’une seule teinte camaïeu entre le décor et le personnage central, pour exprimer sa sujétion à son milieu.

Ce cinéma excessif, violent en couleurs et sentiments, pourrait paraître trop voyant et tapageur pour être profond, quand il est au contraire une œuvre d’art qui met tout l’artifice au service de la vérité, à la différence d’un réalisme naturaliste. Aussi ce cinéma de Sirk fut-il qualifié à la fois d’expressionisme abstrait et de réalisme fantastique. « Chez Sirk, le dévoilement de l’être passe par une résorption dans le paraître, et la vérité se révèle dans l’exacerbation du simulacre. C’est en convoquant toutes les puissances du faux que son cinéma parvient au vrai. Qu’il s’agisse des décors, de la composition du cadre, des éclairages ou du moindre placement de la caméra, chaque élément relève d’une stylisation extrême et parfois incomprise, comme ce fut le cas pour Le Secret magnifique, où le travail sur l’intensification des paramètres visuels et dramatiques est tel qu’il confine à l’abstraction. » (Youri Deschamps)

Sirk regrettait de n’avoir pu filmer en couleurs deux grands mélodrames de cette période, parmi ses plus grandes réussites (There’s Always Tomorrow et The Tarnished Angels), faute de budget nécessaire, car ces techniques étaient alors onéreuses et réservées aux films dont le succès était prévisible.

Européen lettré, érudit parlant plusieurs langues, esthète accompli, Douglas Sirk avait d’abord étudié l’art auprès du grand Erwin Panovsky historien et théoricien de l’art, puis envisagé de devenir peintre. Son cinéma s’en ressent. R.W. Fassbinder trouva la clé esthétique de son propre cinéma, pourtant très différent, grâce à cette utilisation expressive et symbolique de tous les éléments d’un plan, à commencer par ses couleurs. Car chaque plan de Sirk est d’abord un tableau dont la chaleureuse beauté ravit la vue avant que son bouquet de couleurs ne parle froidement à l’esprit.