Essai d’esthétique du parfum

24.02.2017
Dessin portraiturant Nicolas Bourriaud pour la revue NEZ#1 (© Clément Charbonnier Bouet / Atelier Marge)

Dessin portraiturant Nicolas Bourriaud pour la revue NEZ#1 (© Clément Charbonnier Bouet / Atelier Marge)

Dans le premier numéro de la revue NEZ (revue spécialisée dans l’olfaction et la parfumerie) paru en avril 2016, Nicolas Bourriaud, critique et historien de l’art, théoricien de l’art contemporain, conservateur de musée et commissaire d’exposition, se prête à une discussion ouverte sur l’insaisissable thème du parfum, interrogé par Denyse Beaulieu, journaliste, critique et traductrice d’origine canadienne qui a fait du parfum son aire d’expertise, de réflexion et d’enseignement. De ce long entretien qui s’interroge sur la nature du parfum dans l’art et la culture, les résistances qu’il oppose aux catégories culturelles et académiques instituées et les stratégies intellectuelles pour l’intégrer dans un protocole conceptuel, memento extrait et propose quelques passages relatifs à la formation d’une esthétique du parfum, à son étude, et aux conditions de naissance de son corpus, comme formation historique plutôt que comme forme circonscrite.

« Issue pour l’essentiel des forums d’avis de consommateurs sur internet, la critique de parfum s’est élaborée, au fil de la dernière décennie, dans une espèce de Far West théorique. C’est-à-dire dans un territoire hors la loi, quasi vierge de pensée, où il a fallu se frayer des pistes ; où s’est posée, d’entrée de jeu, la question de l’autorité (de qui, de quoi s’autorise-t-on pour juger ?). Et où d’aucuns ont décrété que le parfumeur est un artiste, et le parfum, une œuvre formelle qu’on peut dépouiller de son flacon, de son nom et de sa marque, de sa publicité et de son mode de production. Or, non seulement cette vision essentialiste d’un art « pur » est datée – elle remonte au milieu du xxe siècle – mais elle est inadaptée au parfum, souvent créé par une équipe plutôt que par un artiste souverain. L’intérêt du parfum en tant qu’objet esthétique tient précisément à son impureté ; au fait qu’il déborde des catégories des beaux-arts, à l’instar de nombreuses pratiques artistiques contemporaines.

Nicolas Bourriaud : Il y a deux approches possibles. On peut ériger le parfum en discipline artistique comme l’ont fait les créateurs des Cahiers du cinéma dans les années 1950, avec ce qu’ils appelaient la « politique des auteurs ». Leur idée, très cohérente, était de constituer un corpus d’études autour de cinéastes comme Alfred Hitchcock ou Howard Hawks, qui n’étaient alors pas considérés comme des auteurs mais comme les acteurs d’une industrie du divertissement. Ces critiques ont réalisé une sorte de coup de force, que l’on pourrait comparer à ce qu’il s’est passé dans les années 2000 avec la gastronomie.

Denyse Beaulieu : Ou à ce qui s’est passé à partir de 2005 avec le parfum, principalement sur les blogs.

N.B. : C’est la première stratégie possible, la stratégie par le haut, qui est de constituer un champ disciplinaire noble. Deuxième stratégie, celle des cultural studies, déjà contenue dans le projet de Lévi-Strauss : c’est l’anthropologie qui accorde à n’importe quel objet un statut signifiant.

Pour Lévi-Strauss, le sens n’est pas un « contenu » qui se déposerait dans certains objets : il naît d’un jeu de différences entre l’ensemble des objets produits par une civilisation donnée. Mais les cultural studies à proprement parler naissent dans les années 1960 avec Raymond Williams et l’école de Birmingham, et se voient ensuite largement reprises aux États-Unis, allégées de leur dimension marxiste. L’idée est de fonder un discours critique sur des objets de la culture populaire. Donc, il y a ces deux stratégies. Après, c’est une question de tension culturelle, et l’issue de cette bataille incertaine dépend des protagonistes. Le parfum va-t-il devenir un objet pour les cultural studies ou une discipline artistique à part entière ? Les deux possibilités sont encore ouvertes.

D.B. : Il y a de plus en plus de passerelles entre le monde de l’art et de l’écriture d’une part, et celui du parfum d’autre part. Mais pour l’essentiel, les parfums ne sont ni créés, ni produits, ni diffusés, ni pensés de la même façon que l’art. Il ne s’agit pas des mêmes circuits.

N.B. : Comme le cinéma dans les années 1950. À quelques exceptions près, il a fallu inventer de toutes pièces une économie pour les films d’auteur, ce n’était pas donné au départ. L’économie s’est ici ajustée à un projet critique et artistique. Ce qui peut être le cas aussi dans le parfum, pourquoi pas ? André Malraux termine son « Esquisse d’une psychologie du cinéma » par : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. »

N.B. : Hitchcock n’a pas forcément changé sa manière de filmer après que les Cahiers du cinéma en ont fait un auteur. C’est nous qui avons changé notre manière de le voir. Dans le monde du parfum, les blogueurs ont détourné un discours qui, auparavant, n’était que la propriété des professionnels de la profession. Cette nouvelle manière de parler des choses a, en retour, offert à certains parfumeurs une façon différente d’envisager leur travail. C’est une discipline où on ne demande pas de penser : on demande de vendre. Le dossier de presse est un format linguistique qui ne signale la plupart du temps que son « être dossier de presse », sans apporter d’éclairage sur son objet. Alors que dans la culture du parfum qui s’est développée sur Internet, chaque nouvel avis ou commentaire transforme la perception et la définition de l’histoire. C’est relativement nouveau comme processus réflexif. Cette nébuleuse d’amateurs-émetteurs transforme son objet. S’il y a une politique des auteurs du parfum, c’est à partir de là qu’elle s’est esquissée.

Si la question est de constituer l’art du parfum en discipline artistique, il convient d’abord de constituer un corpus. Puis d’historiser, c’est-à-dire d’identifier des auteurs, des ruptures, et de réécrire une histoire à partir de laquelle chacun pourra se déterminer en fonction de ses propres enjeux esthétiques. Parce que si on en revient à la deuxième option que je citais, les cultural studies, ce serait très facile : le parfum est un objet populaire, qui a une présence dans la vie quotidienne des humains. Des centaines d’approches sont possibles, analogues à la littérature actuelle sur le rock ou sur le cinéma, par exemple. La constitution d’un corpus et l’historisation sont des préludes à l’apparition de cette autre figure indispensable, à mon sens, à la constitution d’une discipline : le curator [commissaire d’exposition, ndlr], c’est-à-dire la personne qui, armée d’un discours critique et d’une version de l’histoire de sa discipline, va désigner tel ou tel objet comme étant plus intéressant que tel autre, et ensuite aider le public à se repérer dans la masse de la production actuelle et passée. Cette troisième étape est indispensable à la constitution d’un champ disciplinaire quel qu’il soit.

D.B. : Il y a deux problèmes inhérents à l’étude esthétique et historique de l’objet parfum. Premièrement, le parfum est périssable. Si je veux savoir ce que sentait Jicky de Guerlain en 1889, l’année de sa création, il faudrait que j’aie accès non seulement à la formule, mais aussi au jus composé avec les matières telles qu’elles étaient produites à l’époque. Voire à l’environnement olfactif dans lequel Jicky est apparu, à des parfums par rapport auxquels il a fait rupture mais dont on n’a pas gardé la trace. Or cette histoire, cette possibilité d’appréhension de l’objet, nous échappe presque entièrement. Deuxièmement, il y a le problème de la monstration : comment exposer quelque chose qui n’a pas de limites et qui envahit tout ?

N.B. : Ça, c’est la quatrième étape, qui survient après la constitution d’un corpus, le travail d’historisation et l’émergence d’une figure de curator : la création d’un circuit dans lequel l’objet parfum ne sera pas limité à sa vie commerciale mais pourra être appréhendé dans un régime culturel ou artistique. Effectivement, c’est complexe dans le cadre d’une discipline dont l’objet est inséparable du corps humain.
Pour parler d’esthétique de manière un peu plus précise, le grand effet de l’abolition graduelle de l’opposition nature-culture [due à la globalisation, qui nous met en contact direct avec des cultures pour lesquelles cette séparation n’existe pas. Et d’autre part, par l’avènement de l’anthropocène, (nouvelle période géologique caractérisée par la modification de la planète par l’Homme)] c’est aussi le passage de l’étude des formes à celle des formations. Les formes sont profondément liées à cette opposition forme-matière qui est ancrée dans la division nature-culture. Mon objet esthétique, ce n’est plus la forme mais les formations. Une œuvre n’est pas forcément sanglée, limitée par une forme précise. Ses contours, ses bords sont plus vaporeux, à la fois dans le temps et dans l’espace. Prenons l’exposition de Pierre Huyghe au Centre Pompidou, en 2013 : ça s’échappe de tous les côtés ; des animaux, des virus, de la pluie, des processus dépassent largement les murs du musée. Ce qui m’intéresse, c’est comment les artistes produisent des formations, des articulations de signes qui vont au-delà d’une forme simplement posée dans une galerie. En l’occurrence, pour le parfum, c’est un peu la même chose. Le parfum a des contours vaporeux. Il est né dans un univers culturel et industriel qui a lui aussi ses spécificités et qui pourrait être l’objet d’une étude critique. À mon avis, les auteurs dans le domaine du parfum n’ont pas pour unique horizon la fragrance, mais aussi tout ce qu’il y a autour. Du moins pour certains.

Le parfum est ce qui existe de plus ambiant, il personnifie même la notion d’ambiance puisqu’il n’a pas de forme visible. Or à partir du moment où il n’a pas de forme, on se retrouve dans une nappe qui rappelle la musique de Brian Eno. Ce qu’on peut essayer d’analyser davantage, c’est la valeur de l’informe, parce qu’une odeur, par définition, est invisible. Le parfum, c’est ce que Michel Serres appelle un « quasi-objet », un objet dont l’étendue n’est pas immédiatement identifiable et qui passe de personne à personne – ça peut être un embouteillage, un virus, le trou dans la couche d’ozone… Aujourd’hui, on doit penser avant tout ces quasi-objets. Et il faudrait penser la parfumerie comme un art du quasi-objet. » (NEZ #1)

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