Eloge de l’étoilement

25.12.2017
Simon Hantaï, 1980 (collection Jean-François et Marie-Aline Prat, Christie's Paris, © Christie's images, 2017)

Simon Hantaï, 1980 (collection Jean-François et Marie-Aline Prat, Christie's Paris, © Christie's images, 2017)

Eloge de l’étoilement, par Soko Phay

La résonance des plis étoilés de Simon Hantaï : à propos de L’Etoilement de Georges Didi-Huberman.

La rencontre est un événement qui rompt avec la linéarité du quotidien et se distingue des interactions ordinaires. Essentielle, elle revêt une « puissance destinale » entre deux êtres, en ce qu’elle décentre le regard ou modifie le parcours de l’autre. L’Etoilement témoigne de cette rencontre féconde entre le peintre Simon Hantaï et le philosophe Georges Didi-Huberman. Leurs conversations, qui s’étalent de  1997 à 1998 dans l’atelier lumineux de Meun, un hameau à la lisière de la forêt de Fontainebleau, répondent à la nécessité de la pensée critique.

Didi-Huberman a convaincu l’artiste de sortir de son long silence et d’exposer à nouveau, lui qui a décidé en 1982 de se retirer au moment où il est le plus célébré par les plus grands musées. Son retrait ne signifie en rien l’inaction du peintre : « Je n’ai pas abandonné la peinture, c’est son enrôlement par l’économie que j’ai quitté et par dessus tout sa fonction de bouche-trou », confiait-il. En retour Hantaï incite le philosophe à poursuivre sa réflexion sur la question du seuil du regard, du paradoxe du temps et de l’espace, mais aussi de l’image comme déchirure, réflexion entamée depuis ses premiers ouvrages Devant l’image et Ce que nous voyons, ce qui nous regarde.

Les peintures d’Hantaï, où le pliage est travaillé comme une véritable méthode, ont trouvé écho auprès de Didi-Huberman qui voit l’étoile comme la « cheville dialectique par excellence ». Pour les Mariales, la toile est pliée et les parties accessibles sont peintes à l’aveugle, puis au moment du dépli les parties intérieures sont peintes à leur tour, créant des floraisons abstraites. Cette procédure est développée jusqu’à son comble, en particulier avec Tabulas, où les blancs de réserve sont accentués. Des motifs étoilés apparaissent à chaque nœud que défait le peintre à l’envers de la toile, révélant les jeux de tension entre le vide et le plein, l’articulé et le désarticulé.  

Comme le souligne Didi-Huberman, dans étoilement, il y a étiolement, qui renvoie à la perte de couleur, au manque de vivacité par défaut de lumière. On pense aux photos montrant les peintures étoilantes que l’artiste a enterrées dans son jardin quelques années auparavant. Elles gardent trace des stratifications temporelles et des impuretés. La fêlure est l’autre nom de l’étoilement. Parfois, Hantaï découpe les Tabulas, utilise certains morceaux comme chiffons pour des tâches ménagères, puis les rentoile, les recadre et leur donne comme titre « Pliages à usage domestique. Salissures sur toile pliée ». Il jette le reste au compost.

Ainsi l’œuvre est le lieu liminal de la beauté et de la flétrissure, du deuil et du désir. Après la mort d’Hantaï en 2008, les derniers mots de Didi-Huberman, dans son essai L’Etoilement, sont comme un « présent réminiscent » : « Le silence du peintre n’a pas fini de bruire, le désir passe à travers bâillons et linceuls. Les tableaux sont là devant nous, seuls vivaces, prodigues de leur étoilement ».

Soko Phay est historienne et théoricienne de l’art. Elle enseigne au département d’Arts plastiques de l’Université Paris 8 et à l’INHA.