Ecouter en couleurs

25.05.2018
Arnold Schönberg - Der rote Blick (1910) (probablement un autoportrait du compositeur)

Arnold Schönberg - Der rote Blick (1910) (probablement un autoportrait du compositeur)

Ecouter en couleurs : la Klangfarbenmelodie d’Arnold Schoenberg, par Karine Le Bail

Dans la Vienne effervescente des années 1900, un monde nouveau est en train de se créer dans la plupart des arts et des sciences, qu’il s’agisse de l’invention de la psychanalyse avec Sigmund Freud ou du mouvement artistique de la Sécession, avec les peintres Gustav Klimt, Egon Schiele et Oskar Kokoschka et le style Art nouveau dans l’architecture, avec des figures comme Otto Wagner ou Josef Hoffmann. Quant au compositeur Arnold Schoenberg, il est en train de créer ce que l’on commence à appeler une « école de Vienne », cherchant à dépasser l’héritage des grands maîtres post-romantiques de la fin du XIXe siècle – Anton Bruckner, Gustav Mahler, Richard Strauss – pour imaginer un nouveau langage musical qui aboutira, dans les années 1920, à l’invention de la méthode de composition qu’on appellera en France « dodécaphonique », « avec douze tons n’ayant de rapports entre eux » et pour chaque œuvre le choix d’un ordre établi – ou « série » – de ces douze sons de la gamme chromatique.

Pour l’heure, Schoenberg n’a de cesse de nourrir cet  « idéal d’expression et de forme » dans sa musique mais aussi dans sa peinture, que son ami Vassily Kandinsky, admiratif, aimait appeler « la peinture du seulement » : « un paysage est gris-vert, seulement gris-vert ». « Une “vision” est seulement une tête. Les yeux, entourés seulement de rouge sont parlants ? » (Kandinsky, 1928). Ce « sentiment de la couleur » chez Schoenberg va être aussi bien présent dans son œuvre picturale que musicale, le compositeur avançant l’idée que « La couleur du son – son timbre – est le vaste territoire de la musique ». En 1909, la troisième de ses Cinq pièces pour orchestre porte le titre évocateur de « Farben » (couleur) et utilise la technique de la Klangfarbenmelodie, soit littéralement des « mélodies de couleurs sonores », expression qui joue de la contraction entre trois mots allemands, « son » (Klang), « couleur » (Farben) et « mélodie » (Melodie). Schoenberg joue ici sur les sonorités plurielles des différents instruments de l’orchestre pour composer des mélodies de timbres qui créent alors une véritable texture, comme sur une toile peinte. Cette pensée du son, du timbre, va révolutionner l’écriture de la musique qui s’organisait jusqu’alors autour du ton, de la tonalité.

 

Karine Le Bail est historienne (CNRS / EHESS) et productrice de l’émission « À pleine voix » sur France Musique.