Il Disegno, dessin et dessein

07.08.2017
Drawing Hands (« Mains dessinant »), lithographie de Maurits Cornelis Escher (1898-1972)

Drawing Hands (« Mains dessinant »), lithographie de Maurits Cornelis Escher (1898-1972)

L’Accademia del disegno, par Pascal Bonafoux

Dans Degas, Danse, Dessin, Paul Valéry écrit : «  Il se peut que le Dessin soit la plus obsédante tentation de l’esprit. » Comment le poète n’en aurait-il pas été convaincu par Degas qui lui a rapporté l’ordre que lui donna Ingres : « Faites des lignes… Beaucoup de lignes, soit d’après le souvenir, soit d’après nature. » Une telle injonction est loin d’être la première…

Depuis des siècles les peintres savent à quoi s’en tenir avec le dessin. Et ce n’est à l’évidence pas un hasard si la première académie jamais fondée en Europe le 13 janvier 1563 par Cosme Ier de Médicis sur le conseil de Giorgio Vasari a pour nom l’Accademia del disegno – l’Académie du dessin. Dès le premier chapitre du premier livre des ViteLes Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes – Vasari donna cette définition : « Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture et peinture -, élabore à partir d’éléments multiples un concept global. Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps humain ou de celui des animaux, de plantes ou d’édifices, de sculpture ou de peinture, on saisit la relation du tout aux parties, des parties entre elles et avec le tout. »

Un peu plus d’un siècle plus tard, lors de la conférence intitulée Sentiment sur le discours du mérite de la couleur qu’il donne le 9 janvier 1672 devant ses pairs membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture voulue par Louis XIV en 1648 et qui est réformée en 1665, les propos de Charles Le Brun semblent être l’écho de ceux de Vasari. Il affirme que « le dessein imite toutes les choses réelles, au lieu que la couleur ne représente que ce qui est accidentel ». La conclusion s’impose donc : « C’est pourquoi l’on peut dire que la couleur dépend tout à fait de la matière, et par conséquent qu’elle est moins noble que le dessein, qui ne relève que de l’esprit. »

Le « dessein »… Un dictionnaire récent cite parmi les synonymes de ce mot : but, désir, intention, projet, résolution, visée, volonté, vue. Mais qu’au cours de siècles de mot dessein ait cédé la place à dessin ne change rien à l’affaire. Le dessin ne cesse pas d’être un dessein.

Le dessin est d’autant plus essentiel qu’il est l’origine d’une œuvre. La certitude du sculpteur Raymond Mason « Le dessin est la première prise de contact. C’est aussi la pensée et plus tard le projet » n’est pas différente de celle du peintre Fernando Botero : « Le dessin est d’abord ce que l’on appelle « la première pensée ». Une note, une ébauche… » Hors de question de s’en priver. Reste que si Picasso affirme « En matière de dessin, rien n’est meilleur que le premier jet », un tel « premier jet » n’est ce qu’il doit être qu’au prix d’une discipline implacable, rigoureuse. Le 1er novembre 1880, Vincent Van Gogh écrit dans l’une des lettres envoyée à son frère Théo : « Le dessin est une lutte dure et difficile. »

La même exigence est répétée siècle après siècle. Vasari est implacable : « Sachez bien, j’y insiste, qu’une longue pratique, poursuivie pendant des années, est la lumière même du dessin et forme les meilleurs maîtres. » Et Soulages affirme cinq siècles plus tard : « Ce qu’il faut dire, ce que je crois, c’est que, qu’il s’agisse de sculpture ou de peinture, en fait, il n’y a que le dessin qui compte. Il faut s’accrocher uniquement, exclusivement au dessin. Si on dominait un peu le dessin, tout le reste serait possible. » Ingres assure au XIXème siècle : « Si j’avais à mettre une enseigne au-dessus de ma porte, j’écrirais : École de dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres. » Et Matisse confirme encore : « Ce qu’il faut, c’est savoir dessiner, alors on peut dessiner n’importe quoi, des plantes, des meubles ou la Vierge ; le principal est de le sentir, si on a déjà une écriture qui s’applique à tout. » Balthus renchérit par ces mots : « Avec le dessin, on est au cœur du monde, et plus on dessine, plus profondément on pénètre ce qui est »

Tous ces propos des uns et des autres, à quelque siècle qu’ils appartiennent, prouvent que le dessin n’a pas cessé d’être une nécessité et une exigence, comme il n’a pas cessé d’être un dessein, une volonté, une ambition. A se demander si, au prix du changement d’une seule lettre, le dessin ne serait pas, n’est pas un destin ?

Pascal Bonafoux est un écrivain et historien de l’art français, spécialiste de l’autoportrait. Auteur de nombreux essais consacrés à l’art, Commissaire d’exposition en France et à l’étranger, il est aussi professeur émérite d’histoire de l’art à l’université Paris VIII.