Dessins de Henri Michaux

26.03.2018
Henri Michaux, Vibrations mescaliennes, 1955©CHRISTIE’S IMAGES, 2017

Henri Michaux, Vibrations mescaliennes, 1955©CHRISTIE’S IMAGES, 2017

Henri Michaux, par Paul Nyzam

Lorsque, une nuit de la fin 1954, Henri Michaux s’enferme pour la première fois avec l’écrivain Jean Paulhan et la poétesse suisse Edith Boissonnas pour prendre de la mescaline, il n’a rien d’un habitué des paradis artificiels. Il a bien déjà goûté à l’éther, s’est essayé sans conviction à l’opium, mais se décrit lui-même comme étant « du type buveur d’eau ». « Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années, pas de tabac, pas de café, pas de thé ». C’est un auteur respectable, âgé de 55 ans, qui envisage cette expérience d’un point de vue quasi-scientifique, avide de connaissance, lancé dans une exploration où « la Mescaline est l’explorée ». Répétées plusieurs fois, les prises de mescaline – dont certaines réalisées sous contrôle médical – exerceront une influence déterminante sur l’oeuvre de Michaux et donneront naissance à quatre ouvrages rendant compte des hallucinations provoquées par le psychotrope : Misérable miracle (1956), L’infini turbulent (1957), Paix dans les brisements (1959) et Connaissance par les gouffres (1961).

S’il anticipe une certaine généralisation de l’usage d’hallucinogènes par les artistes au cours des années 1960, tant en littérature (notamment par les représentants de la Beat Generation) que dans les arts plastiques (on pensera par exemple au dessins réalisés sous LSD par Arnulf Rainer) ou dans la musique (The Doors choisissent leur nom en hommage au recueil d’Aldous Huxley, Les portes de la perception, relatant les effets de la mescaline), Henri Michaux n’est toutefois pas le premier à s’engager dans cette aventure d’un genre à part : Thomas de Quincey et Charles Baudelaire l’ont précédé au XIXème siècle, tandis que, dans les années 1930, Antonin Artaud décrivait déjà les effets du peyotl (cactus duquel est extrait la mescaline) et le peintre polonais Stanisław Witkiewicz réalisait des portraits sous son emprise. Mais l’écrivain belge, naturalisé français à la même époque, va donner à cette expérience une forme inédite, à mi-chemin de l’écriture et du dessin.

Car s’attendait-il, Michaux, à un tel déferlement d’images, à tant d’éclats de lumière et à tant de bruissements, de chevauchements sensoriels, d’apparitions et de disparitions, à être pris, possédé tout entier par la mescaline ? La fascination est telle qu’il se précipite sur la feuille de papier pour tenter de fixer ses hallucinations. Les descriptions sont saisissantes et le lecteur s’embarque avec fracas dans un tumultueux périple, allant sans transition d’Himalayas « plus hauts que la plus haute montagne » jusqu’au « bord d’un océan tropical, dans les mille miroitements de la lumière argentée d’une lune invisible ». Mais très vite, les mots semblent ne plus suffire, comme emportés eux-mêmes par le flot impétueux des visions mescaliniennes. Alors les lettres se dérobent, se désagrègent, deviennent bientôt illisibles et l’écriture progressivement se fait tremblement, spasme, ruissellement, pour engendrer finalement de très étranges et mystérieux dessins. Prolongeant le texte, ces dessins transmuent le lecteur en regardeur. Sur la feuille blanche, tracés à l’encre noire d’un trait de plume fine, parfois ponctués de touches rouges, apparaissent des sillons, des gouffres, des tourbillons, sans plus aucune prise dans le réel, au diapason seulement des vibrations hallucinatoires. « Pointes, hampes, clochetons, colonettes ou formes élancées, fines, cintrées » : nous voilà soudain happés dans un voyage dont on se souviendra longtemps, un voyage dans « l’espace du dedans ».

Paul Nyzam est spécialiste en art contemporain chez Christie’s.