Couleurs du soleil levant

21.05.2018
Catalogue de l'exposition "L'expérience de la couleur" du musée national de Céramique de Sèvres (p.129 © tous droits réservés)

Catalogue de l'exposition "L'expérience de la couleur" du musée national de Céramique de Sèvres (p.129 © tous droits réservés)

Comme toujours les mots en disent long sur eux-mêmes avant même que de nommer une chose. Les étymologies respectives du mot couleur en japonais et en français éclairent deux visions du monde. Est-ce alors le même monde qui se donne à voir à travers ces mots ?

Au début n’était pas la couleur. La couleur n’a pas de qualité physique intrinsèque. Elle est un phénomène de perception optique par lequel la lumière est transmise au cerveau en messages nerveux. Le spectre lumineux perçu est continu, et ce sont les mots qui le découpent en champs chromatiques : les couleurs et leurs nuances. L’œil a beau faire, la guerre des langues est déclarée. Aussi n’est-ce pas faire le malin que d’affirmer qu’une couleur s’entend aussi, puisque pour tout être acculturé, elle n’existe pas sans être identifiée et nommée.

Dans le catalogue qui accompagne l’exposition « L‘expérience de la couleur » présentée au musée national de Céramiques, à Sèvres (13/10/2017 – 2/04/2018), Sumiko Oé-Gottini présente ce filtre de couleur de la vision qu’est la langue japonaise, en le contrastant avec ses origines indo-européennes, qui ont informé la tonalité sémantique du mot couleur en autant de langues diverses que le français, l’anglais, l’allemand, le grec, le celte, le norrois et l’islandais actuel. Consultante auprès de la villa Kujoyama à Kyoto, Sumiko Oé-Gottini s’appuie sur les travaux d’Annie Mollard-Desfour, linguiste et sémiologue au CNRS (qui a fait l’honneur à memento de deux articles : L’espace : une obscure clarté ; Dire le rose).
Paradoxe étonnant, le mot couleur descend du latin celare qui signifie cacher, celer (taire, garder secret). Cela laisse à penser la couleur comme un revêtement chromatique recouvrant la surface des choses, les rendant visibles tout en en occultant la réalité indépendante de notre perception.

Il en va tout autrement au pays du soleil levant. L’idéogramme kanji (d’origine chinoise) phonétisé en Iro et qui correspond au mot couleur en japonais, désigne un être humain qui en chevauche un autre pour n’être qu’un avec lui. Le mot couleur sépare tandis que l’idéogramme iro unit. La couleur de la langue japonaise est accouplement. Ainsi fait-elle les beaux yeux à Eros, avec l’expression « Kô-Choku » qui signifie littéralement aimer la couleur et symboliquement « être porté sur  la chose » écrit Sumiko Oé-Gottini, et le séducteur invétéré est l’« Iro-otoko », un « homme coloré. »
L’étymologie idéogrammique de Iro établie par Shizu Shirakawa indique que ce mot désigne ce stimuli qui est tout autant une sensation physiologique qu’une perception esthétique, et qualifiera le désir porté à un être par appréciation de ses qualités esthétiques ou morales. Cette sensibilité a été conformée par les arts de l’ère Heian (VIIIe-XIIe siècle) puis de celle d’Edo (XVIIe-XIXe siècle).
Le grand témoignage de la première est le Dit du Genji, écrit par la dame Murasaki Shikibu et tenu pour un ouvrage majeur du patrimoine esthétique de l’humanité. Iro ne s’y restreint pas à la seule vision, il est une couleur profonde de la réalité ressentie qui convie tous les sens et les fait converger en une teinte. La couleur y fait corps avec la saveur. Elle révèle une émotion pleine et chatoyante de nuances. Aussi cette confluence sensorielle élucide en un sens en quoi les arts traditionnels, la cérémonie du thé par exemple, ne séparent pas le spectateur d’un art, mais sont une œuvre de présence et d’extrême conscience, où le dénuement déploie une infinité de correspondances esthétiques, tant sensorielles que signifiantes.
L’ère d’Edo, où la dureté du shogunat régnant contrastait avec sa bourgeoisie prospère et vorace de voluptés, a elle aussi enrichi l’appréciation des couleurs. Le raffinement de ses arts censurés – particulièrement représenté par le mouvement « ukiyo-e », l’image du monde flottant, ondulant de profusion chromatique, avait conduit le régime à interdire certaines couleurs, comme le rouge ou le pourpre, aussi pour des raisons économiques en raison du coût de leurs pigments rares. La contrainte est toujours une aubaine pour la liberté d’inventer. Aussi les artistes, esthètes et amateurs de la ville d’Edo produisirent de nouvelles nuances terminologiques pour qualifier des nuances chromatiques au sein de tons neutres et parfaitement légaux, comme le brun et le gris. Le raffinement n’en crût que plus vivacement…

Au fil de plus d’un millénaire, la culture du Japon a éduqué une sensibilité chromatique aux infinies gradations. Sa terminologie suprêmement subtile et symbolique a prédisposé les sens à des distinctions infinitésimales… mais perceptibles. Car, pour appliquer ici la réflexion du plus français des philosophes universels, « la ressemblance ne fait pas tant un, comme la différence fait autre. » (Michel de Montaigne) Voici pourquoi « traduire la couleur, c’est aussi penser autrement la couleur, dans les diverses langues et cultures, dans le temps et l’espace. » (Annie Mollard-Desfour)

 

Nota Bene : ces lignes doivent tout à l’article précité de Sumiko Oé-Gottini, que nous remercions.

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