La conception du temps chez Norbert Elias

23.06.2017
Norbert Elias (1897-1990), Fondation Norbert Elias.

Norbert Elias (1897-1990), Fondation Norbert Elias.

La conception du temps chez Norbert Elias, par Nathalie Heinich

Le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990) est surtout connu pour ses travaux sur le développement des normes de civilité dans la France de l’Ancien Régime, avec la montée en puissance de la société de cour. Il a cependant exploré bien d’autres questions, notamment celle du temps. Partisan d’une sociologie historique de longue durée, il a aussi, dans sa difficile carrière, éprouvé le poids du temps nécessaire à la reconnaissance de son génie : d’obscur aspirant-sociologue chassé d’Allemagne par le nazisme, il n’est passé au statut de grande figure mondiale de la sociologie du XX° siècle qu’après l’âge de soixante-dix ans.

En 1984 il publie Du temps, traduit en français en 1996. Il s’y emploie à relativiser, non pas seulement les instruments de mesure du temps (qu’il s’agisse du calendrier ou des horloges) mais, beaucoup plus radicalement, la notion même de temps, en montrant qu’il n’est pas une substance préexistant aux activités humaines, mais qu’il est construit par elles. Loin d’être une donnée transcendantale, antérieure et extérieure à l’expérience, le temps est un phénomène socialement construit par les instruments mêmes de sa mesure. Autrement dit, il n’est pas une chose mais une activité : l’activité qui consiste à « faire du temps ».

La fonction principale du temps ainsi produit est la coordina­tion et l’inté­gration : exercée primitivement par les prêtres ou les rois, cette fonction a été progressivement déléguée aux instruments de mesure du temps. C’est parce que les humains ont besoin de se coordonner qu’ils ont inventé ce cadre collectif, permettant la synchronisation par référence à des repères physiques (position du soleil, aiguilles d’une horloge), symbolisés dans des calen­driers et uniformisés grâce à la formation d’un Etat central.

Ainsi se trouve démontée la conception spontanément essentialiste, qui « croit » que les horloges « incarnent » un objet préexistant qui serait le temps, de même que les membres des sociétés primitives croient que les masques incarnent les esprits – tout en sachant fort bien qu’ils ont été fabriqués par les hommes.

 

Nathalie Heinich est sociologue, spécialiste de l’art, notamment de l’art contemporain.