Comédie des masques

13.07.2018
James Ensor (1860-1949) - L'Intrigue (1890), Musée des Beaux Arts d'Anvers, Belgique

James Ensor (1860-1949) - L'Intrigue (1890), Musée des Beaux Arts d'Anvers, Belgique

Le masque est ce second visage figé qui s’appose sur le vrai visage. Il est présent depuis toujours dans des usages rituels et sacrés, théâtraux et parodiques. Par image, le masque désigne alors l’expressivité contrainte du visage, son affectation sans naturel, donc l’hypocrisie sociale.

L’Intrigue est une peinture de James Ensor, figurant des personnages grotesques bardés de masques, ou bien dont les visages aux expressions grossières rappellent celles que les masques caricaturent. Vérité et fausseté se confondent, car l’artifice de l’imposture exprime plus de vérité que le vrai visage inauthentique des protagonistes.
Il a été avancé de manière argumentée qu’Ensor peignait là sa vision du mariage de sa sœur avec un marchand d’art sino-germain. Les yeux effilés du marié coiffé d’un haut-de-forme font allusion à son origine, mais plus encore, tout son personnage évoque le personnage du « baron samedi » propre au panthéon vaudou, également masqué, et aussi inexpressif qu’inquiétant. Or il se pourrait bien que cela soit le marié qui soit pris au piège et dupé par ses comparses. Car c’est un bal des masques qui l’accompagne, certains issus du carnaval traditionnel des pays européens, d’autres du théâtre Nô (à gauche, toute gueule ouverte, avalant la traine de la mariée ou celui brandi de profil à droite par la mort en chapeau de paille qui est de la fête).
Masques, marionnette désarticulée, crâne et squelette (qui font souvent bon ménage), tous émissaires d’étrangeté, disent la vérité cachée de cette assemblée de mariage à la joie de façade : ces masques contrefont et brocardent leurs valeurs étriquées, leur ridicule compassé, leur cruauté et la vilénie de leurs arrangements. Le peintre les démasque en exhibant les masques dont ils s’affublent. Il dénonce leurs vrais visages qui ne sont que des masques empruntés aux règles et étiquettes de leur milieu social. Les masques figurent les traits stagnants d’individus empaillés dans leurs rôles.

Or le masque social n’est pas chose condamnable en soi. Il est nécessaire, bien souvent salutaire. Par ailleurs, le naturel même de chacun a ses différents personnages, et rien ne s’exprime authentiquement sans parfois un peu de jeu et de mise en scène inconsciente. Le masque ne feint pas toujours mais peut assister la spontanéité.
La terreur que dénonce James Ensor est celle d’un être qui n’est plus que son masque, et qui ne sait distinguer entre son rôle social et sa vie intérieure. Le danger est celui du masque derrière lequel n’est plus aucun visage… Car « la plupart de nos vacations sont farcesques » (la plupart de nos fonctions et occupation relèvent de la comédie en d’autres termes) écrit Michel de Montaigne (1533-1592), citant ensuite Pétrone : « Le monde entier joue la comédie. » Puis poursuivant : « Du masque et de l’apparence il ne faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage sans s’enfariner la poitrine [l’usage était de se farder, et le philosophe met en garde de ne pas maquiller son propre cœur]. J’en vois qui se transforment et se transsubstantient en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu’ils entreprennent de charges. » (Essais, De Mesnager sa volonté) Montaigne écrit ceci au propos de sa fonction de maire de la ville de Bordeaux, ajoutant ainsi quelques lignes plus loin : « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. »

Le peintre James Ensor (1860-1949) était issu d’une famille de petits commerçants d’Ostende. Dans leur boutique se vendaient des masques de carnaval et quantité d’objets étranges. Le carnaval de la ville avait impressionné ses yeux d’enfants. Ce carnaval de la veille du carême préparait la commémoration de la mort du Christ, auquel le peintre s’identifiera comme un annonciateur de vérité au sein d’une société tétanisée dans son propre mensonge. Ces masques aux apparences réalistes, parodiques ou outrées s’ancrent dans l’histoire de la peinture belge, remontant à Jérôme Bosch (~1440-1516).

« L’entrée d’Ensor au royaume des masques, dont il est le roi, se passe lentement, inconsciemment mais dans la ligne d’une logique sûre. » (Emile Verhaeren) Avec ses masques accusant une vérité, donnant à voir comment l’artiste dévisage subjectivement ses contemporains, James Ensor fut le précurseur de l’Expressionisme, du Surréalisme et du Fauvisme.