Chasseur d’effluves

24.08.2015
Roman Kaiser 3

Une fois n’est pas coutume, Roman Kaiser s’était rendu à la boutique du 34 boulevard Saint Germain à pied, un beau jour de 2008. Il faut dire que bien souvent, il se rend sur ses lieux de travail en montgolfière, par exemple. Son nom est associé au scent-trek : des expéditions pour capturer des odeurs rares, particulièrement d’inaccessibles fleurs en voie disparation. D’infinies canopées amazoniennes, d’inaccessibles à-pics, une oliveraie de la côte ligure, la boutique diptyque ou de bien glissants glaciers, un intrus s’est glissé dans cette liste, mais lequel ?

L’origine de la première gamme 34 boulevard saint germain, sortie en 2011, vous est probablement connue : ce fut l’idée de transformer en parfum le climat aromal de la boutique. Cet espace contigu renfermait un bonheur d’accumulation moléculaire de centaines de senteurs depuis des décennies : parfums, eaux de toilettes, bougies et bien des vies… Toute l’histoire invisible de la Maison flottait dans l’air. La gageure fut donc d’élaborer une formule de fragrance inspirée d’une atmosphère profuse et insondable.

C’est Olivier Pescheux, l’auteur de nombreux grands parfums, qui composa ces fragrances. Il travailla à partir des encapsulations d’odeurs opérées par Roman Kaiser, en qui il salua « le virtuose, l’homme de science, le parfumeur et l’artiste sans qui rien n’aurait pu se faire ».

Le métier du docteur Kaiser est une vocation. Enfant il se passionnait pour la nature, ses couleurs, ses saveurs, ses odeurs. Il devient chimiste puis intègre le département de recherche du groupe Givaudan. Il y perfectionnera la technique «headspace » permettant la capture de senteurs trop volatiles et subtiles. Dans le passé, depuis la haute Egypte on récoltait les senteurs des fleurs dans des graisses purifiées comme le saindoux. Cette technique était en usage jusqu’au siècle passé pour les arômes délicats. Fastidieuse et chère, elle fut abandonnée. Roman Kaiser a participé à sa réactualisation technologique : une bulle de verre de la taille de la plante est positionnée autour de la fleur et un tube en aspire l’air. L’odeur est retenue dans un polymère qui remplace le corps gras. Cela peut prendre des heures, pour une seule fleur. Voilà tout à fait le genre d’activité faisable depuis une montgolfière, non ? Ainsi pour la rare Bignonia de Guinée française.

Tout paraît si simple ensuite : une chromatographie à phase gazeuse distingue les molécules odorantes du mélange échantillonné, puis une spectroscopie de masse identifie les proportions en pesant chaque molécule. L’identité moléculaire alors définie en permet la reproduction de synthèse.

La capture de parfum de la boutique diptyque fut particulièrement complexe. Il procéda par familles d’odeurs en sondant plusieurs endroits de l’espace. Cela dura plusieurs mois. Puis encore deux ans pour recréer un parfum fidèle à l’esprit olfactif du 34, et le décliner selon l’usage corporel ou d’atmosphère. Cette performance technique de parfumerie recueillit une heureuse fortune publique qui couronnait le cinquantième anniversaire de la Maison.

D’habitude, ce chasseur d’effluves recense les odeurs insaisissables du monde entier, et particulièrement celles provenant d’espèces menacées. Ainsi le bois d’Agar d’Asie, l’Unda Namdanga de Papouasie Nouvelle-Guinée, les orchidées Catleya Luteola du Brésil, le myosotis des Alpes… Il associe autant qu’il le peut les communautés locales à son travail, en Amazonie, en Afrique, à Madagascar. Il redirige aussi une part des budgets des sponsors à leurs profits. Roman Kaiser a obtenu le prix Roche de la recherche en 1988. Il est docteur Honoris Causa en sciences naturelles de l’ETH de Zurich depuis 1995. Il a publié de nombreux articles scientifiques dans des revues spécialistes et écrit des livres pour le grand public, sur les orchidées, sur les espèces en voie de disparition et sur des odeurs notoires de la planète dans leurs rapports avec la biologie, l’histoire et la culture.