La bulle du bulbe

22.07.2016
Le triomphe de Flore dans le char de la Fortune, vers 1640, par Hendrik Gerritsz. Pot (vers 1580–1657)

Le triomphe de Flore dans le char de la Fortune, vers 1640, par Hendrik Gerritsz. Pot (vers 1580–1657)

La tulipe a-t-elle fait vaciller le capitalisme oui ou non ? Faute de données, les positions restent partisanes. Mais il reste admis que l’effondrement subit des cours de cette fleur a révélé l’effet d’échelle du pari.

La tulipe provient de Turquie. Elle pénètre l’Europe au courant du XVIe siècle. Elle est d’abord affaire de botanistes. Dans les Provinces Unies où horticulture et jardinage sont fort prisés, de nouvelles variétés sont produites qui résistent au climat régional. Bientôt cette fleur rare intéresse les huppés de ce monde, cours royales, aristocrates et grandes dynasties bourgeoises : signe d’opulence, la tulipe se chérit dans les jardins privés. Puis apparaît sur les marchés. Elle est aussi abondamment peinte par ces maîtres de la nature morte qu’étaient les Flamands.

Progressivement, l’oignon de tulipe devient immodérément demandé. Or la tulipe ne fleurit qu’en mai, et sa graine aura demandé maintes années avant de produire un bulbe. Un virus sévissant alors en complique l’éclosion, donc en accroît le coût. Des marchés à termes organisés d’achat et vente de bulbes apparaissent vers 1630. Selon les sources, les transactions ne se limitent plus à la bourse d’Amsterdam et se multiplient dans les auberges, particulièrement à Haarlem. La demande excède tellement l’offre que les prix affolent le bon sens : un seul oignon peut valoir en 1637 quinze années de salaire d’un artisan, ou deux maisons. Les Néerlandais parlent de windhandel, (commerce du vent) pour dénoncer cette spéculation sur les contrats à terme, car les transactions ne correspondent plus au nombre réel de bulbes. Alors les cours s’effondrent brutalement. Les conséquences auraient été atténuées par l’absence d’obligation récemment promulguée d’honorer ces contrats, alors qualifiés de jeux de hasard. Cette crise financière n’en a pas moins alerté ce pays commerçant des risques de l’agiotage déréglé.

C’est la thèse du journaliste Charles Mackay, exposée dans un ouvrage de 1841, « Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds » (« Les délires collectifs extraordinaires et la folie des foules »), qu’il y eut là une véritable bulle de spéculation hystérique suivie du premier krach boursier de l’histoire du capitalisme. Cette thèse est passée à la postérité et a eu d’illustres émules parmi les économistes. Et autant d’opposants. Le débat est technique, et les données disponibles incertaines. Il y a d’autres éléments conjoncturels à prendre en compte, comme la peste bubonique de Haarlem, et le décret parlementaire dégageant les contractants d’obligation d’achat.

Bulle du bulbe ou simple ajustement économique, il reste que cette spéculation sur la tulipe suivie de l’effondrement des cours a mis à jour un renversement de valeurs : comment le prix d’un bulbe de tulipe pouvait-il excéder plusieurs animaux, une maison, une décennie de travail ? L’art a grandement exploité ce thème dans ces Vanitas dénonçant la possession démoniaque que représente l’avidité de posséder des choses périssables. Surtout quand les regarder suffit.