Bachelard : la chandelle et le sablier

05.06.2017
Détail d'une photographie de Gaston Bachelard reproduite p. 128 du livre de Pierre Quillet intitulé Bachelard, Seghers, 1964.

Détail d'une photographie de Gaston Bachelard reproduite p. 128 du livre de Pierre Quillet intitulé Bachelard, Seghers, 1964.

Le temps est un mot aussi courant que fuyant. Sa caractérisation échappe comme les images d’un rêve. A commencer par cet article défini qui l’annonce seul et unifié : n’est-ce pas déjà une image ? Les méditations de Bachelard sur sa diversité invitent à le comprendre et le vivre.

Gaston Bachelard (1884-1962), philosophe français, était d’abord un épistémologue. Sa pensée est vaste et vivante : vaste en ce qu’elle a investi des champs aussi espacés que la science, la poésie, la métaphysique, les profondeurs du psychisme et la primauté primitive des images ; vivante par son invention de régimes réflexifs – des modes d’approche et de formulation, propres à chacun de ces domaines et déjouant toute systématisation fixe (un « poly-philosophisme » selon ses termes). Une réflexion sur le temps, ou plus justement sur les temps, parcourt son œuvre. Celle-ci, complexe et savante, se déploie dans une langue d’écrivain agitée d’une dynamique des équivoques.

L’un de ses deux ouvrages de métaphysique ayant le temps comme objet s’annonce d’un titre polémique à l’intention des initiés : L’intuition de l’Instant (ref. II) sonne comme un écho de désaccord avec l’intuition de la durée du philosophe Henri Bergson (1859-1941) chez qui le temps se déploie continument. Or « Le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant. » écrit Bachelard. Cette instance de l’instant est protéiforme et discontinue.

Cette discontinuité temporelle sort de l’ombre avec les illuminations scientifiques des théories de la Relativité d’Albert Einstein puis de la physique quantique. « Nous fûmes réveillés de nos songes dogmatiques par la critique einsteinienne de la durée objective » (II) « Avec la Relativité est apparu le pluralisme temporel » (Dialectique de la Durée). Ce pluralisme défait la notion d’une durée absolue au profit de blocs d’espace-temps, mais non d’une unité possible du temps. Cette unité paraît remise en cause par la théorie quantique : « Le fil du temps est couvert de nœuds. Et la facile continuité des trajectoires a été ruinée complètement par la microphysique. Le réel ne cesse de trembler autour de nos repères abstraits. Le temps à petits quanta scintille. » (DD)

Le temps devient ce jaillissement erratique de paquets d’énergies, dont l’image de sa discontinuité se retrouve dans le temps intérieur de la présence vécue : sa réalité éprouvée est psychique, émotionnelle, physiologique, et tout autant imaginaire. La mémoire en restitue ses instants prégnants et décisifs qui constituent la vie de chacun parce qu’ils ont une charge affective : « La chronologie du cœur est indestructible.»

En épistémologue et psychanalyste de la connaissance, Bachelard décèle dans la pensée du temps continu l’influence d’une intuition archaïque qui meut la pensée par des métaphores d’écoulement ou de mélodie dont le ressort n’est qu’imaginaire. En philosophe de l’existence et de l’éthique, en ami de la poésie, sachant donner « aux objets familiers l’amitié attentive qu’ils méritent », Bachelard pense ces temporalités qui structurent la vie, en dissociant d’abord un temps horizontal, le temps commun, d’un temps vertical, le temps personnel.

Le temps horizontal est d’abord le temps des horloges, celui des cadres sociaux, des habitudes et de toute temporalité vécue dans la référence à des unités extérieures, sociales (la mémoire individuelle s’étayant sur celle collective), phénoménales (le temps des choses) ou vitales (battements du cœur). Ce temps discontinu est rythmique : « Pour durer, il faut se confier à des rythmes, c’est- à-dire à des systèmes d’instants» (DD), et la vie de chacun est un ensemble plus ou moins hiérarchisé et stable de rythmes, ou une somme d’« instants discontinus ligaturés par des habitudes ». Ce temps enchaine et décentre de soi. Il est bon d’apprendre à s’en déprendre.

Le temps vertical est celui de l’instant. Ce temps semble comme un amas d’énergies potentialisées, que l’instant seul réalise. Métaphoriquement, ce dernier est comme un delta dans lequel affluent des forces contraires, complémentaires ou sœurs. Il peut jaillir ou s’élever d’une « douce verticalité ». Le seuil de ce temps, ou son sésame, est la poésie. L’instant poétique condense dans la verticalité des ambivalences affectives : ainsi ce « regret souriant » de Baudelaire, où il n’y a pas de chronologie causale entre les deux termes : leurs deux fréquences affectives conflictuelles s’éprouvent et s’épousent sans se nuire et élèvent la conscience qui les accueille de concert. Ce temps de dynamisation psychique que réalise une image poétique est significativement vivant dans la flamme d’une chandelle, qui en illustre la verticalité, la dynamique et les ambivalences : « La flamme de la chandelle sur la table du solitaire prépare toutes les rêveries de la verticalité. La flamme est une verticale vaillante et fragile. Un souffle dérange la flamme mais la flamme se redresse. Une force ascensionnelle rétablit ses prestiges. » (La Flamme d’une chandelle).

Ce sont ces temps simultanés et contigus de l’horizontalité et de la verticalité que Bachelard réunit par les métaphores du sablier et de la chandelle, et aspire à réunir dans la vie imaginaire : « En nous refaisant pour nous-même des images de la cellule du philosophe méditant, nous voyons sur la même table la chandelle et le sablier, deux êtres qui disent le temps humain mais dans des styles combien différents ! La flamme est un sablier qui coule vers le haut. Plus légère qu’un sable qui s’écroule, la flamme construit sa forme, comme si le temps lui-même avait toujours quelque chose à faire. Flamme et sablier, dans la méditation paisible, expriment la communion du temps léger et du temps lourd. Dans ma rêverie, ils disent la communion du temps d’anima et du temps d’animus. J’aimerais rêver au temps, à la durée qui s’écoule et à la durée qui s’envole, si je pouvais réunir en ma cellule imaginaire la chandelle et le sablier. » (La Flamme d’une chandelle).

Nous tenons à remercier Gilles Hiéronimus, Docteur en philosophie, auteur d’une thèse sur Gaston Bachelard, pour ses conseils, sa sélection de citations et sa relecture.