Aux origines de la tragédie et de la comédie

06.08.2018
Intérieur d'une coupe à boire peinte par Makron : Le culte de Dionysos Satyre jouant de l'Aulos en l'honneur de Dionysos Potier : Hieron environ 480 av. J.C. Kylix, coupe à boire attique à figure rouge Terre cuite Vulci (Italie), Altes Museum, Berlin

Intérieur d'une coupe à boire peinte par Makron : Le culte de Dionysos Satyre jouant de l'Aulos en l'honneur de Dionysos Potier : Hieron environ 480 av. J.C. Kylix, coupe à boire attique à figure rouge Terre cuite Vulci (Italie), Altes Museum, Berlin

Œuvres d’art majeures, les grandes pièces des tragédiens Eschyle, Sophocle et Euripide (~Ve siècle av. J.C.) sont vivantes, toujours jouées. Mais qu’était à l’origine ce théâtre grec qui se transforma dans l’Athènes classique en cet art de la tragédie et de la comédie ?

Le théâtre classique grec est né d’une mutation progressive du culte dédié à Dionysos. Dieu de la végétation et du vin, ressuscité par Zeus après la guerre entre Olympien et Titans, Dionysos est dieu de mort et de résurrection. Les athéniens le célébraient lors des fêtes lénéennes de janvier puis lors des grandes dionysies en début du printemps, pour annoncer la renaissance de la vie.
Les hymnes et chants épiques en l’honneur de Dionysos étaient les dithyrambes, au chœur de chanteurs disposé en cercle.
L’évolution du dithyrambe instaura un dialogue entre le chœur est son coryphée (chef de chœur), qui masqué et costumé pouvait figurer différents personnages. Au fil du temps, des chants se mirent à célébrer non plus seulement ce dieu mais les exploits des héros mythiques, Prométhée, Ajax… le théâtre athénien naissait alors, en s’ouvrant à d’autres thèmes que le culte dionysien, mais toujours sous son auspice. Plus tard encore, avec Phrynicos puis Eschyle, des thèmes contemporains – la rivalité mortelle avec l’empire Perse – seraient évoqués, voire traités théâtralement : toujours sous la protection de son dieu, le théâtre mettait en scène une narration cultuelle mais allusive à l’actualité.

En contrebas côté méridional de l’Acropole, le sanctuaire athénien de Dionysos était tout à la fois le théâtre : une représentation lyrique était à un acte liturgique, un évènement culturel, civique et politique de la Cité. Ce théâtre était en forme de cirque, avec des gradins en bois exploitant la pente naturelle de la colline (ils ne seront bâtis en pierre qu’à partir du IVe siècle avant J.C.) cernant la moitié d’une arène circulaire dite orchestra (rappel du chœur en cercle), au centre de laquelle trônait la statue de Dionysos. Le prêtre de Dionysos siégeait au premier rang, en face de l’autel dionysiaque. Derrière celui-ci, dans l’orchestra, se disposait le choryphée, ce chœur chantant la voix du cœur des héros.
Face aux gradins, derrière l’orchestra (l’arène) était la skènè, sorte de baraque en bois, sur laquelle étaient apposées des peintures de décors et dans laquelle les acteurs se changeaient. Car du temps des narrations d’épopées, avec Homère (VIIIe siècle av. J.C.) un seul  rhapsode faisait parler tous les héros. Mais c’est avec Thespis, deux siècles plus loin, que l’on attribue la naissance de la tragédie : cet acteur itinérant était seul à incarner tour à tour chaque rôle, changeant probablement ses tons, postures et vêtements, avec la mine barbouillée de lie de vin, et répondant au chœur.

Au Ve siècle, l’âge dit classique de la Grèce antique, avec Eschyle vint un second acteur. Avec Sophocle un troisième. Chaque acteur, changeant de masque et de costume, interprétait plusieurs rôles. Il semble que la comédie en autorisait jusqu’à cinq. Seuls les hommes pouvaient être acteurs, (interprétant aussi les rôles féminins) hiératiques, sur haute semelles avec perruques et masques peints aux traits véhéments. Evoluant dans un premier temps au même niveau que les choreutes dans l’orchestra,  ils bénéficièrent bientôt d’une sorte d’estrade : le logeion, disposé devant la skènè. Il est l’origine de la scène de théâtre. Le théâtre d’Epidaure est présenté comme le plus fidèlement conservé du théâtre grec antique.
Certaines mécaniques théâtrales se mirent en place, avec la méchané, sorte de grue soulevant un acteur en l’air, pour interpréter un dieu. L’eccyclème, décors sur roues au niveau de la skèné, pouvait en tournant sur lui-même faire apparaître l’intérieur symbolisé d’un palais. Un jeté de gravats sur une plaque métallique évoquait le tonnerre, et des torches agitées la foudre.

Si le théâtre est une transformation du rituel du dithyrambe, il ne s’y substitua pas, et tous les genres (dithyrambe, tragédies, comédies, drames satyriques) se succédaient les uns aux autres lors des grandes fêtes (avec des journées dédiées par genre). Durant ces jours de cérémonies, les représentations se succédaient, séparées par des chants, en plein air, au grand jour et toute la journée. Le soleil lui-même interprétait son propre rôle de dieu soleil. En quatre jours de dionysies se succédaient alors une quinzaine de pièces, plus les dithyrambes…

Chaque pièce devait être soumise à l’approbation de l’autorité publique : à la différence des comédies, les tragédies devaient être présentées sous forme de trilogie (une même légende présentée en trois pièces, comme l’Orestie d’Eschyle) au sein d’une tétralogie, la quatrième pièce étant un drame satyrique. Une pièce associait dialogues joués, musique et danse. Et c’est un archonte (magistrat dirigeant) qui sélectionnait les pièces et désignait les chorèges, ces citoyens riches qui entretenaient à leurs frais des chœurs qui serviraient les pièces des poètes retenues pour les festivités. Mais l’attribution des chorèges aux poètes était tirée au sort. Le théâtre était donc tout à la fois affaire politique, religieuse et culturelle – distinctions des temps modernes.
Enfin chaque genre donnait lieu à un concours. Les prix, décernés par un complexe mélange de votes de juges et de tirages au sort allaient dans chaque catégories au poète, au chorège et au protagoniste. La foule pouvait faire du tapage pour influer sur ces jugements. Enfin le surlendemain de la fin des dionysies, le peuple jugeait de l’archonte selon le bon déroulement des cérémonies et représentations de ces fêtes.

Tragédie signifie en grec « chant du bouc ». Etait-ce pour sacrifice d’un bouc offert à Dionysos ? Ce n’est pas assuré. Mais il est avéré que les séances dramatiques étaient intronisées par le sacrifice d’un porcelet dont on aspergeait le public de son sang.
Quant à la comédie, « chant du kômos », son origine était ce cortège bruyant et festif chanté et dansé, souvent dédié à Dionysos, reproduisant les extravagances frénétiques des ménades et des satyres accompagnant le dieu, avinés et licencieux se livrant à un tumulte bouffon, jetant du vin au sol en libations et portant haut en emblème démesuré le φαλλός, dont un dessin n’est pas nécessaire… Bientôt elles-aussi se structureraient et en viendraient à moquer leurs contemporains athéniens et leurs dérives : Aristophane (V-IVe siècle av. J.C.) y excella, et prit même la liberté de ridiculiser Dionysos dans sa pièce « Les Grenouilles ». Plus actuelles, politiques et sociales, les comédies moqueuses d’alors ont cependant plus vieilli que les grandes tragédies dont la portée universelle les préserve de toute prescription.

Cette origine archaïque du théâtre (dont l’étymologie grecque signifie regarder, contempler), associée à Dionysos, dieu de la vie exultante et régénérée, puise sa source dans la dévotion, le sacré, la place de l’homme par rapport aux dieux, la symbolisation du sacrifice, le sang et les joies festives de la régénération. Les civilisations ont bien pu se succéder depuis, mais ces racines sont toujours vives dans le grand théâtre, tant tragique que comique.