Au hasard Balthazar

01.10.2018
Le baiser d'amour - image extraite du film Au hasard Balthazar, de Robert Bresson (1965)

Le baiser d'amour - image extraite du film Au hasard Balthazar, de Robert Bresson (1965)

Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, par Françoise Zamour

Au commencement il y a un âne, baptisé par deux enfants dans le respect du rite catholique. Raconté comme une vie de saint, à travers une série de vignettes, le parcours de Balthazar assure la continuité de ce film tourné par Robert Bresson en 1965. L’âne passe de main en main, tire la charrette d’un paysan brutal, livre le pain d’un boulanger sous la férule violente d’un jeune voyou, accompagne un clochard alcoolique, et devient même la vedette d’un numéro de cirque, avant de travailler pour un marchand de grain avare et sadique incarné par Pierre Klossowski. On pense aux Mémoires d’un âne de la Comtesse de Ségur, ou à Michaël chien de cirque de Jack London.
Mais l’âne de Bresson n’est pas un personnage, il témoigne par son regard, par les souffrances qu’il subit, du combat désespéré des protagonistes, aux prises avec leur orgueil, leur cupidité, leur sensualité. Une main sur la nuque de Marie, une dentelle aperçue sous sa blouse, les jambes de Balthazar qui trottent sur la route : comme la narration, les corps, les espaces, sont fragmentés. Par son regard et sa mobilité, l’âne assure le passage d’un plan à l’autre, il fonctionne comme le principe de montage du film, restaure son unité et sa fluidité.
Surtout, le destin de Balthazar rencontre l’apprentissage de Marie, l’enfant des premiers plans devenue jeune fille interprétée par Anne Wiazemsky, âgée alors de 17 ans. L’actrice racontera en 2007, dans son récit Jeune fille, le tournage du film, et le lien étrange, fait d’emprise et de séduction, que Bresson tissa jour après jour avec elle. Un récit initiatique qui fait écho au scénario du film, où Marie oscille entre la fidélité à Pierre, son amour d’enfance, et la puissance du désir qu’elle éprouve pour le brutal Gérard.
Ce film en noir et blanc, qui paraît décalé par rapport à la modernité agressive des années soixante, est également, comme Balthazar, un film-témoin. Le réalisateur y regarde s’éteindre une France hors du temps, où la charrette à âne voisine avec le vélomoteur, où les tabliers fleuris croisent les blousons de cuir. La bande-son travaille avec virtuosité la juxtaposition entre chants d’oiseaux, braiements de Balthazar, et moteurs de voiture ou pétarade de motocyclettes tandis que la musique oppose quelques notes d’une sonate de Schubert au jazz de Wiener, et aux tubes qui s’échappent du transistor de Gérard.
De cet univers dostoïevskien, où dominent la noirceur des hommes, leur perpétuel combat avec le mal, surgissent quelques images fugitives : l’idylle des enfants sur un banc du jardin, la nature paisible et baignée de soleil, l’étrange cérémonie où Marie, dans la grange, couronne de fleurs Balthazar avant de lui donner, au cœur de la nuit, un baiser d’amour.

 

Françoise Zamour, ancienne élève de l’École normale supérieure, Agrégée de lettres classiques et Docteur en études cinématographiques, est Directrice des Études de lettres à l’École normale supérieure.